Peter Bouckaert : « Si la France ne fait rien, elle sera éclaboussée par les bavures de ses alliés » au Mali
Peter Bouckaert est directeur de la section Urgences de Human Rights Watch. Il confie à Jeune Afrique son analyse de la situation au Mali, où l’armée française intervient depuis le 11 janvier au côté de Bamako pour défaire les islamistes qui occupent le Nord.
Le 19 janvier, alors que l’offensive franco-malienne contre les troupes jihadistes au Nord-Mali bat son plein, Human Rights Watch sonne l’alarme : de sérieux abus, dont des exécutions, auraient été commis par l’armée malienne autour de la ville de Niono. Expert en crises humanitaires et directeur de la section Urgences de l’ONG, Peter Bouckaert est un vétéran de l’investigation de terrain. Il a notamment mené des enquêtes exhaustives sur divers aspects de la révolution libyenne, dont certains ne sont pas étrangers à la déstabilisation du Nord-Mali. Il avait notamment, mais en vain, prévenu les États engagés contre Kadhafi que de gigantesques quantités d’armes restaient sans surveillance et que leur pillage pouvait avoir de graves répercussions régionales. Aujourd’hui, il explique à Jeune Afrique les dangers qu’occasionne cette nouvelle guerre dans le Sahel.
Jeune Afrique : Comment se présente la situation humanitaire en ce moment au Mali ?
Peter Bouckaert : La situation humanitaire au Mali était déjà mauvaise avant que les islamistes ne s’emparent du Nord ; elle l’est encore plus maintenant du fait de l’accès restreint à l’aide imposée par les islamistes. Une grande partie de la population a fui le Nord vers le Sud ou vers les pays limitrophes. En réponse aux bombardements français, il semble que les islamistes abandonnent nombre de leurs bases pour se cacher au sein de la population civile, réquisitionnant de force véhicules et habitations.
Il semble que les islamistes abandonnent nombre de leurs bases pour se cacher au sein de la population civile.
Cela met la population en grave danger et impose à la France de prendre toutes les précautions nécessaires pour éviter des pertes civiles à grande échelle. Au-delà des menaces contre leurs propres forces, les Français doivent gérer les risques de se battre aux côtés d’une armée malienne très faible et parfois indisciplinée qui a, en effet, déjà commencé à perpétrer des exactions contre la population civile. Contrôler l’attitude de l’armée malienne et de certaines troupes africaines associées à l’intervention ne sera pas un défi aisé à relever pour la France, mais si elle ne fait rien en la matière, elle sera éclaboussée par les bavures que commettront ses alliés.
Les Touaregs sont-ils spécialement menacés ?
La situation au Nord-Mali est très tendue entre les Touaregs et les autres tribus qui leur reprochent leur rébellion incessante et leur déloyauté persistante vis-à-vis de l’État malien. Il y a un vrai danger que les Touaregs soient victimes de massacres et d’autres exactions, non seulement de la part de l’armée malienne mais aussi de certaines milices d’auto-défense formés par d’autres groupes ethniques maliens, comme les Ganda Koï et les Ganda Izo. Une des priorités est précisément de s’assurer que la guerre au Nord-Mali ne se transforme pas en conflit ethnique.
Que recommandez-vous pour l’évolution politique actuelle et future du Mali ?
Les troubles au Mali ont maintenant des répercussions bien au-delà du conflit dans le Nord et requièrent le rétablissement d’un gouvernement crédible et responsable à Bamako. Les auteurs du coup d’État militaire ont formellement laissé le pouvoir mais gardent la main à l’arrière-plan, ce qui sape l’autorité du pouvoir civil. Le Mali a besoin d’un gouvernement qui puisse contrôler ses frontières et garantir la sécurité de la population civile. Ou alors un vide perdurera dans ce pays qui sera à nouveau exploité par les extrémistes…
On affirme parfois que le conflit libyen a engendré le conflit malien, êtes-vous d’accord ?
Le conflit libyen n’a pas déclenché celui au Mali, dont la longue histoire précède la chute du régime Kadhafi. Il y avait déjà eu des soulèvements touaregs et Aqmi était présent au Mali depuis longtemps. Mais la chute du régime Kadhafi a eu un impact profond sur les dynamiques du conflit malien. Certains des plus importants commandants de Kadhafi étaient des Touaregs maliens et libyens, et ils sont retournés au Mali pendant la guerre libyenne avec une grande quantité d’armes. À leur retour, ces combattants aguerris ont pris la tête d’un nouveau soulèvement touareg. L’armée malienne n’avait aucune chance contre eux.
Qu’est ce qui aurait dû être fait pour sécuriser l’arsenal de Kadhafi ?
Nous allons subir l’impact de la prolifération d’armes libyennes pour des décennies, et elles vont modifier l’équilibre des puissances dans de nombreux endroits.
Je suis arrivé à Benghazi à la fin de février 2011, quelques jours à peine après le début de la révolution et j’ai été sidéré par la quantité d’armes que nous avons trouvée dans les vastes arsenaux de Kadhafi. Un site ordinaire comprenait soixante-dix bunkers remplis jusqu’au plafond d’armes de guerre de toutes catégories, RPG, mitrailleuses, canons anti-aériens, mines, obus de chars, pièces d’artillerie et des milliers de missiles sol-air capables d’abattre des avions de transport civil. C’était de loin le plus vaste arsenal de la région et il a été systématiquement pillé. Surveiller ces installations n’aurait pourtant pas été difficile : elles n’ont qu’un point d’entrée et sont généralement entourés de champs de mine. De simples check-points gardés par des éléments fiables du CNT auraient suffi à sécuriser les installations et à prévenir les pillages. Mais rien n’a été fait, les arsenaux sont restés sans surveillance pendant tout le conflit, et j’ai personnellement assisté au pillage de certains d’entre eux dont les stocks étaient emportés par des camions à 18 roues.
Des stocks d’armement de l’armée libyenne avant qu’ils ne soient pillés, en septembre 2011.
© Peter Bouckaert
C’est certainement la plus importante prolifération d’armes de guerre à laquelle j’ai assisté, peut-être dix fois plus importante que ce qu’on a pu voir ailleurs. Nous allons subir l’impact de la prolifération d’armes libyennes pour des décennies, et elles vont modifier l’équilibre des puissances dans de nombreux endroits. On déjà vu réapparaître certaines de ces armes à Gaza et la déstabilisation du Sinaï y est aussi liée.
Y avait-il des armes chimiques ?
Kadhafi avait un programme très actif de production d’armes chimiques et nucléaires mais il l’a en majeure partie démantelé lorsqu’il s’est rapproché de l’Occident après la guerre d’Irak de 2003. Il ne voulait pas finir comme Saddam Hussein. Mais il restait des composants d’armes chimiques stockés en Libye au moment de la guerre, près de Sebha, certains de ces agents chimiques ayant été cachés aux inspecteurs. Heureusement ils ont été sécurisés après la guerre.
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Propos recueillis par Laurent de Saint Périer
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