Maroc : ferveur populaire et froideur officielle pour les funérailles du Cheikh Yassine

Des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées, vendredi 14 décembre à Rabat, pour l’enterrement du cheikh Abdessalam Yassine, le fondateur d’Al Adl wal Ihsane. L’émotion des fidèles a tranché avec la retenue des autorités et de la presse francophone.

Le cercueil du cheikh Abdessalam Yassine lors de ses funérailles à Rabat, le 14 décembre 2012. © Fadel Senna/AFP

Le cercueil du cheikh Abdessalam Yassine lors de ses funérailles à Rabat, le 14 décembre 2012. © Fadel Senna/AFP

Publié le 15 décembre 2012 Lecture : 3 minutes.

Au lendemain de la mort, le 13 décembre, de Abdessalam Yassine, chef spirituel et fondateur d’Al Adl Wal Ihsane, un dernier hommage lui a été rendu à Rabat. Rassemblés dès le milieu de la matinée aux abords de la mosquée As-Souna, à quelques dizaines de mètres de l’enceinte du Mechouar, le palais royal, des milliers de disciples attendaient l’arrivée de la dépouille du cheikh, mort à 84 ans.

Hommes et femmes, parfois accompagnées d’enfants, jeunes et vieux ont afflué, peinant à cacher leur émotion et leur douleur. Quand le cortège, venu depuis la villa du cheikh dans le quartier du Souissi, est arrivé sur la place faisant face à la mosquée, une véritable marée humaine s’est engagée dans son sillage, mettant à rude épreuve le service d’ordre improvisé par les militants.

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Portant des badges (« comité médiatique », « comité d’organisation », etc.), ceux-là se donnent des instructions, par ordres brefs, sous l’œil vaguement distrait de quelques policiers en uniforme, postés quelques mètres plus loin. Au même moment, des hommes d’âge mûr s’abandonnent aux larmes à l’apparition du cercueil drapé de tissu vert et or. C’est alors que les policiers en civil sortent leurs brassards orange, rendant plus visible le dispositif de sécurité.

Profonde popularité

Malgré la cohue et les difficultés de circulation, les fidèles remplissent alors rapidement la mosquée. Le prône du vendredi et la prière de l’absent sont rapidement expédiées, laissant place au cortège funèbre. Tout le long de l’avenue Ibn Toumert, bordée par les remparts ocres emblématiques de Rabat, une foule populeuse a marché en silence jusqu’au cimetière des Chouhada (les Martyrs, NDLR). Une chaîne d’environ 100 000 personnes s’étire alors jusqu’à l’horizon.

Entre le service d’ordre encadrant le « peuple d’Al Adl », les mines sombres, et l’affluence des fidèles, le tableau du cortège funèbre d’Abdessalam Yassine a donné la mesure de la profonde popularité du cheikh, considéré de son vivant comme un saint aux vertus thaumaturgiques (la « baraka, NDLR) par ses disciples répartis aux quatre coins du Maroc, et au-delà. Modèle religieux, mimant par certains aspects le prophète Mohammed, Yassine a été un chef charismatique incontesté.

Al Adl Wal Ihsane est la principale force de mobilisation politique du royaume.

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La perte du « guide » est donc un traumatisme pour l’organisation, même s’il faut noter la facilité avec laquelle l’intérim s’est mis en place. Présent au centre de l’événement, par l’empressement de tous à l’adouber, Mohammed Abbadi, lieutenant fidèle et nouveau patron du Conseil de guidance d’Al Adl Wal Ihsane, assure le consensus dans l’immédiat après-Yassine. « La succession est déjà réglée », confie sous le sceau de l’anonymat un membre de la direction de la Jamaâ.

Sereine sur le front intérieur, l’organisation à fait étalage de sa capacité à mobiliser les masses sans qu’on puisse vraiment l’accuser de profiter de la tribune des funérailles pour marquer des points dans son combat contre l’État. Le cortège, impressionnant, a jeté sur la place publique un antagonisme indicible pour une bonne partie de l’élite marocaine. Une « épiphanie » : Al Adl Wal Ihsane est la principale force de mobilisation politique du royaume. Mais – et c’est là un des paradoxes d’un système qui s’est ouvert de manière progressive et limitée depuis la fin des années 1980 – c’est aussi une formation isolée et marginalisée, d’abord par son refus de tout compromis avec la monarchie.

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Occultation

Simple indice, alors que la quasi-totalité des quotidiens arabophones (les plus lus et les plus en phase avec l’actualité politique trépidante du Maroc de 2012) ont immédiatement saisi la portée de la mort de Yassine en consacrant, dès le 13 décembre au soir, l’intégralité de leurs unes à l’« événement »; la presse francophone a tout simplement occulté la disparition du cheikh.

Pis, après avoir déclaré au journal électronique goud.ma qu’il assisterait aux obsèques, le chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, s’est inscrit subitement aux abonnés absents. Le seul ministre (islamiste) présent était El Mostafa Ramid (Justice et Libertés). Aucun dirigeant de parti politique d’envergure parlementaire ne s’est déplacé pour l’enterrement. Une rumeur insistante faisait état, toute la journée de l’enterrement, de « conseils » appuyés adressés aux membres du gouvernement dans le but de les « dissuader » de s’afficher lors des funérailles.

Homme qui a rassemblé de son vivant, dans une organisation complexe mêlant foi et engament, politique et religion, mondes profane et sacré, tenant de la zaouia et d’un certain "trotskysme", Yassine continue, après sa mort de susciter passions, par nature irrationnelles, et divisions, éminemment politiques.

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Par Youssef Aït Akdim, envoyé spécial à Rabat

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