Sénégal : bienvenue chez les « managers » de moutons
Alors que la Tabaski est célébrée le 26 octobre, le prix des moutons flambe au Sénégal. Mais si le pays ne compte pas assez d’éleveurs, une nouvelle race de passionnés voit le jour. Urbains, possédant en général des revenus confortables, ils investissent des sommes considérables pour « chouchouter » leurs bêtes. Enquête sur un phénomène social.
Il est 17 heures. Petites lunettes, polo bleu marine, ses deux téléphones à écran tactile en main, Ismaila Sy vient de terminer sa journée de chef d’entreprise. Avant de rentrer chez lui, il fait un détour par son « écurie » urbaine pour vérifier que tout tourne rond. Sans oublier de caresser Farba, un bélier de 121 kilos, sa plus grande fierté. Farba est un géniteur « Ladoum » (la race la plus prisée au Sénégal), obtenu grâce à de savants croisements.
Tout comme les cinquante autres moutons d’Ismaila Sy, il bénéficie d’un accompagnement vétérinaire bi-mensuel, ne consomme que les aliments les plus sains, est choyé 24 heures sur 24 par du personnel dédié, et protégé par des chiens. Ismaila Sy semble satisfait. À l’exception du voisin d’à côté qui menace de porter plainte à cause des bêlements permanents – officiellement l’élevage de moutons en pleine ville est interdit -, tout est en ordre.
Animaux mystiques
« C’est dans le tréfonds du Sénégalais d’aimer les moutons », affirme Serigne Lamine Diop dans la cour de sa maison en banlieue de Dakar, transformée en écurie. Il y vivait avant, mais a finalement décidé de se rapprocher de son lieu de travail dans la capitale. Il est cadre commercial chez Samsung et propriétaire d’une trentaine de moutons. Animaux de compagnie auxquels on attribue des qualités mystiques de protection du foyer et associés à l’islam, les moutons sont aimés de tous les Sénégalais. Mais pour les cadres urbains, il y aurait une raison supplémentaire, pense Serigne Lamine Diop.
Banquiers, journalistes, médecins, ingénieurs… L’association pour l’amélioration de la race ovine est passée de 70 à 200 membres en deux ans.
« Il y a aussi cette projection que l’on fait, comme on a réussi on se projette sur quelque chose de majestueux, et de plus en plus de Dakarois qui réussissent dans la vie investissent dans des moutons de race », explique-t-il. De fait, l’association pour l’amélioration de la race ovine est passée de 70 à 200 membres en deux ans. Elle rassemble des banquiers, des journalistes, des médecins, des employés des télécoms, des ingénieurs… tous des passionnés qui gèrent leur cheptel avec sérieux et dévouement.
Ils consacrent souvent la moitié de leur salaire à leur passion. Ismaila Sy a investi plusieurs dizaines de millions de CFA pour se constituer un cheptel et se procurer des terrains. Aujourd’hui l’entretien de ses moutons lui coute environ 500 000 F CFA par mois, plus que le salaire moyen d’un cadre au Sénégal. S’il s’est lancé dans l’élevage par passion et non pour faire des bénéfices, l’homme d’affaire qu’il est souhaiterait quand même, à terme, mettre sur pied une écurie auto suffisante. « J’espère bientôt pouvoir au moins rentrer dans mes frais grâce à des ventes », explique Ismaila Sy. « Les futurs petits de Farba devraient rapporter des centaines de milliers de F CFA chacun. »
Serigne Lamine Diop flatte l’un de ses plus beaux béliers.
© Maud Jullien pour J.A.
Manque d’éleveurs
Il souhaiterait aussi faire bénéficier les éleveurs traditionnels peuls de son expertise en matière de croisements et contribuer à améliorer la qualité et la disponibilité de la viande de mouton au Sénégal. Le pays manque d’éleveurs, et il importe plus de la moitié de sa consommation de mouton chaque année pour la Tabaski (Aid-el-Kébir), notamment en provenance du Mali voisin.
Du coup, Ismaila Sy a pour projet d’ouvrir une école d’éleveurs dans sa région d’origine, le Fouta Toro. Mais quand on lui demande s’il souhaiterait pouvoir rendre son activité d’éleveur suffisamment rentable pour s’occuper de ses animaux à plein temps, il hésite. « Je crois que je m’ennuierais. Leur couper les pâtes, leur laver les oreilles… Je préfère payer quelqu’un pour ça. Je me vois plutôt comme un manager de l’élevage du mouton. »
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Par Maud Jullien, à Dakar
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