Sofiane Ben Farhat : « Soit le gouvernement tunisien obéit à des ordres, soit il est autiste »
Presse écrite et numérique, radios, télévisions tunisiennes… toutes étaient en grève, mercredi 17 octobre, avec un mot d’ordre : « pas de démocratie sans médias indépendants ». Entretien avec Sofiane Ben Farhat, journaliste vedette de la radio et de la télévision et membre du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), à l’initiative du mouvement.
Au cœur de nombreux débats, les médias tunisiens se sont mis en grève générale, mercredi 17 octobre, en raison de « l’attitude obstinée du gouvernement et de son refus de répondre favorablement aux revendications des journalistes et du personnel des entreprises de presse. » Les nominations partisanes de dirigeants des médias publics, imposés par le gouvernement, et l’entêtement de ce dernier à accuser les journalistes de parti-pris contre lui, sont que les éléments déclencheurs d’une crise profonde. En première ligne, le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) qui a lancé la grève générale « après avoir épuisé toutes les voies de dialogue. » Sofiane Ben Farhat, journaliste vedette de la radio et de la télévision et membre du SNJT, précise son point de vue.
Jeune Afrique : Le SNJT semble à bout d’arguments avec le gouvernement. Quelles sont les raisons de cette grève ?
Sofiène Ben Farhat : Il y a d’abord une forte contestation de la mainmise du gouvernement sur les médias publics. Il récupère des figures de l’ancien régime pour diriger ces médias et cela est intolérable. Il s’agit également d’inscrire dans le marbre de la Constitution la liberté d’expression dans son sens le plus large, ainsi que celle de la presse et de l’audiovisuel. Elles figuraient comme la référence aux droits de l’homme dans la Constitution de 1959, mais ont été ôtées du projet de la Constitution de 2012 alors qu’on attend d’une Loi fondamentale, après une révolution contre une dictature, qu’elle garantisse les libertés les plus larges. D’autres revendications concernent le statut du journaliste et les conditions de travail précaires de certains, dont les jeunes recrues.
Le gouvernement cède sur la liberté de la presse
Alors que les médias tunisiens étaient en grève générale, le gouvernement a annoncé, mercredi 17 octobre, en fin de journée, qu’il appliquerait deux décrets garantissant la liberté de la presse. Il cède ainsi à une revendication phare des journalistes qui dénonçaient les nombreuses atteintes à leur indépendance.
L’application des décrets 115 et 116, signés le 2 novembre 2011 par l’ex-président intérimaire Foued Mebazaa, était bloquée par le gouvernement dirigé par les islamistes d’Ennahdha depuis leur arrivée au pouvoir fin 2011. Le décret 115 résume notamment les droits des journalistes, interdisant les restrictions à la circulation de l’information et protégeant les sources des journalistes. Le décret 116 crée lui une Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle garantissant « la liberté de communication audiovisuelle ». Cet organe est appelé à délivrer les licences des radios et télévisions tunisiennes. Le gouvernement n’a toutefois pas annoncé mercredi de calendrier pour la mise en œuvre des décrets.
Zied El Heni, membre du bureau exécutif du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) s’est dit satisfait de cette décision tout en regrettant « le temps perdu » par le gouvernement et « les conflits » que cela a engendré. (Avec AFP)
Que se passe-t-il avec le gouvernement ?
Clairement le gouvernement se refuse au dialogue. C’est une situation paradoxale et incompréhensible. Suite à la nomination de Lotfi Touati, homme du régime de Ben Ali, à la tête du groupe de presse Dar Essabah, Hamadi Jebali, chef de l’exécutif, s’était engagé lors d’une réunion extraordinaire, il y a un mois, à « enlever cet écueil incessamment », selon ses termes. C’est également ce qu’avait affirmé Samir Dilou, ministre des Droits de l’homme et Khalil Zaouia, ministre des Affaires sociales. Mais rien n’a été fait. Alors, soit le gouvernement n’a pas de réel pouvoir et obéit à des ordres, soit il est autiste. Dans un cas comme dans l’autre, le gouvernement montre son impuissance et aucun modus vivendi ne peut être trouvé. Pourtant les islamistes et Hamadi Jebali en premier, avaient bénéficié de l’appui de la presse libre et de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) lorsqu’ils étaient incarcérés.
Cette grève a-t-elle un effet ?
Bien plus que celui escompté. Le gouvernement comptait sur une démobilisation puisque ce débrayage était annoncé depuis longtemps mais toute la profession a observé les mots d’ordre en assurant un service minimum. Tous les slogans soulignent la nécessité de l’indépendance des médias et la profession passe son message à la société. Ce qui est formidable, c’est le soutien national et international. Des médias arabes et africains ont observé une grève de quelques heures pour soutenir les journalistes tunisiens et tous les messages que nous recevons démontrent que notre action n’est pas vaine mais bien fondamentale.
Avant les milices étaient armées de gourdins, aujourd’hui elles se déploient derrière leurs claviers et infiltrent les réseaux sociaux.
Est-ce que cette grève possède un rapport avec la date du 23 octobre, où le gouvernement provisoire rentre dans une sorte d’illégitimité politique ?
Cette semaine est cruciale, « fatale » dirait Balzac, pour le gouvernement, d’autant plus qu’il a choisi de jouer la surenchère au lieu d’aplanir les difficultés. Cependant, il est confronté à une société civile forte qui démontre la maturité des Tunisiens. L’initiative de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), initiée le 16 octobre, pour trouver un consensus avec les représentants des partis, des partenaires sociaux et de la société civile, a permis d’établir une feuille de route pour la prochaine étape de transition et la grève générale des médias aujourd’hui. Elle souligne aussi que la révolution puise un nouveau souffle autour du noyau syndical.
Quelles sont les menaces ?
C’est une question de pratique. Les islamistes d’Ennahdha ont mobilisé leurs jeunes autour d’un mouvement qui s’appelle « Ekbess » [Serre la vis, NDLR). Ces derniers deviennent une menace puisqu’ils appellent au boycott des médias et se proposent de publier les fiches signalétiques des journalistes qui n’obtempéreraient pas avec le gouvernement. Avant, les milices étaient armées de gourdins, aujourd’hui elles se déploient derrière leurs claviers et infiltrent les réseaux sociaux. Mais quelle que soit la menace, nous ne pouvons qu’être fiers de la mobilisation de la profession et de tous les soutiens qu’elle reçoit.
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Propos recueillis par Frida Dahmani, à Tunis
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