Abdelfattah Mourou : « Les Tunisiennes subissent des discriminations terribles »
Revenu dans le giron du parti islamiste Ennahdha, qu’il avait fondé et qui est actuellement au pouvoir, Abdelfattah Mourou fait le tour des capitales européennes et nord-américaines pour défendre l’image de la Tunisie, entachée par l’attaque de l’ambassade américaine à Tunis et les entorses faites au processus démocratique. En exclusivité pour Jeune Afrique, il revient sur la difficile période que traverse son pays. Interview.
Jeune Afrique : Quel bilan tirez-vous du processus démocratique en cours, un an après l’élection d’une Constituante ?
Abdelfattah Mourou : Le plus important, c’est que le processus de transition démocratique ne soit pas bloqué. Il est ralenti, mais ce qui a été réalisé est important. Il faut reconnaître que le rendement des hommes politiques est faible. C’est normal, pendant des années, nous avons été éloignés de la vie politique, nous étions opposants sans pouvoir se former une réelle expérience pratique.
Le 14 janvier, je participais à la manifestation, avenue Bourguiba, à Tunis, en me disant que ce bouleversement était une volonté divine. Le 23 octobre, j’ai pleuré, je me suis senti tunisien. J’en venais à regretter que la liberté m’ait été donnée dans ma vieillesse. Heureux ceux qui ont la jeunesse et la liberté : l’avenir est entre leurs mains.
La date du 23 octobre est brandie par l’opposition comme étant celle la fin de la légitimité du gouvernement. Qu’en est-il, selon vous ?
Il est évident que c’est un argument de pression, mais il est tout aussi clair que le gouvernement doit revoir sa copie. Les syndicats, la société civile et les médias font leur travail. Ils en rajoutent, mais c’est le jeu. Il faudrait tempérer tout cela, éviter les provocations, le moment est trop sensible. On pourrait aller vers un « moratoire » de ces attaques pour calmer les esprits et établir les priorités. Il est évident que la solution est un gouvernement d’union nationale. L’exclusion est à bannir. Nous avons été exclus et nous ne pouvons appliquer à d’autres ce que nous avons subi.
L’Assemblée nationale constituante (ANC) est l’institution-clé de cette période de transition démocratique. Quelle est votre analyse de l’avancée de ses travaux ?
L’ANC a perdu beaucoup de temps sur des questions secondaires. Il faut le reconnaître : son rendement est faible, comme celui du gouvernement. Ni l’un ni l’autre n’ont listé les priorités, si bien que les dossiers – et ils sont nombreux – sont tous ouverts en même temps. Les élus planchent sur la Constitution mais doivent aussi contrôler l’activité gouvernementale. Il est donc normal qu’on ait l’impression qu’ils font du sur place. Mais ils n’ont pas d’alternative, ils doivent achever le texte constitutionnel pour doter le pays d’un fondement nécessaire qui lui permette de préparer son avenir.
La position de la femme est fragilisée : la question du niqab, le chômage des femmes et divers incidents interpellent l’opinion. Les droits des Tunisiennes sont-ils en danger ?
Le niqab est une catastrophe qui nie l’identité tunisienne ; celles qui le portent s’excluent de la société.
Les Tunisiennes subissent des discriminations terribles. On paye un ouvrier agricole cinq euros et quatre euros une ouvrière. Le pire, c’est l’analphabétisme. Les institutions devraient prendre en charge l’éducation des femmes pour éviter qu’elles abandonnent leur scolarité mais aussi pour leur permettre de connaître leurs droits et leurs devoirs. Elles doivent recevoir ce qui leur revient de droit en matière d’éducation et de santé, c’est ainsi qu’on amarre le développement à des bases solides.
Quant au niqab, c’est une catastrophe qui nie l’identité tunisienne ; celles qui le portent s’excluent de la société. C’est leur choix, mais la Tunisienne qui ne porte pas le niqab est une femme qui s’inscrit dans la vie active, participe aux avancées du pays. Elle est citoyenne, militante et cheville ouvrière de l’économie, elle ne peut se voiler pour complaire à des diktats.
Jetez-vous la pierre à la jeune femme violée par des policiers ?
Le viol d’une femme est un acte vil et immonde. La loi doit être fermement appliquée. L’article 226 de notre code pénal prévoit la mort pour ceux qui usent de leur position ou de leur uniforme pour commettre des exactions. Au risque d’être radical, je suis convaincu que les auteurs de ce crime devraient être passibles de la peine de mort car ils ont brisé une vie.
Le changement est obligatoire, mais celui que souhaite installer le gouvernement n’offre aucune visibilité.
L’escalade de la violence salafiste a également écorné l’image de la Tunisie…
La question n’est pas uniquement celle des salafistes mais de tous ceux qui sont porteurs de violence. Il faut sévir, il n’y a pas de négociations possibles avec ceux qui, de fait, renient l’État et son rôle.
Quelle est votre réaction face à la relance de l’enseignement universitaire zeitounien ?
C’est un faux problème et un projet hors la loi. L’État doit tenir son rôle et défendre fermement un enseignement dont il a établi le programme. Le savoir est essentiel, il n’est pas question de revenir à des positions rétrogrades. Imaginez ce que peut être le contenu d’un enseignement de la médecine dispensé par des savants religieux ! Cependant promouvoir l’enseignement, offrir un bon niveau d’éducation est essentiel pour le pays. Lors de ma dernière visite aux États Unis, j’ai surpris en demandant que 100 places soient accordées à des jeunes Tunisiens dans les universités américaines, chaque année.
En un mot, votre sentiment sur la période que traverse la Tunisie aujourd’hui ?
Tout le monde est inquiet de l’insécurité et de l’absence d’une vision pour le processus démocratique. Nous avons besoin de garantie pour nous investir dans tous les sens du terme. Le changement est obligatoire, mais celui que souhaite installer le gouvernement n’offre aucune visibilité. L’avenir n’est pas inquiétant mais il est flou, et c’est cela qui est éreintant.
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Propos recueillis par Frida Dahmani, à Tunis
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