Raphaël Confiant : « Les Syro-Libanais sont le sixième peuple fondateur du peuple martiniquais »
Écrivain de la « créolité », mouvement qu’il a lancé dans les années 1970 avec ses compatriotes Jean Bernabé et Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant a publié en avril 2012 « Rue des Syriens ». Interview.
Dans une langue formidablement évocatrice, mêlant créologismes, néologismes, français littéraire, créole et citations arabes, ce roman relate l’épopée de Wadi, jeune Syrien poussé par la famine et le verdict familial à aller chercher fortune en « Amérique-Martinique ». D’abord déboussolé par l’univers qu’il découvre, aussi exubérant et sensuel que codifié et marqué par l’héritage d’une histoire douloureuse, Wadi trouve vite sa place sur l’île, dans les bras la belle négresse Fanotte, aux côtés de son ami le mulâtre bibliothécaire Eugène Frémont et dans la société des commerçants syriens de la rue François Arago. Une odyssée insulaire dans une société antillaise en pleine constitution.
Jeune Afrique : Comment vous est venue l’idée d’écrire sur les Syriens de « petite Amérique » ?
Raphaël Confiant : Lorsque j’étais enfant, j’ai vécu non loin de la rue François Arago, dite « Rue des Syriens », à Fort-de-France. La langue et la musique arabes m’ont donc été très tôt familières, quoiqu’à l’époque je n’en comprenais rien. Ce n’est, par exemple, que lorsqu’à l’âge de dix-huit ans, je suis parti faire mes études en France, que j’ai appris que cette voix lancinante que j’entendais dans les magasins syriens était celle d’Oum Kalsoum.
Vous semblez avoir une connaissance presque tactile de la région de Syrie d’où vient Wadi. Vous-y êtes-vous rendu ?
Je ne suis jamais allé en Syrie malheureusement, mais j’ai vécu un peu plus d’une année en Algérie à l’époque du président Houari Boumediene et trois mois au Maroc. À Aix-en-Provence où j’ai étudié les sciences politiques, je me suis également initié à la langue et la culture arabes, ce qui n’a fait qu’accroître mon affection pour cette civilisation. Donc en côtoyant les Syriens de la Martinique et de la Guadeloupe, en ayant une petite expérience de vie en pays arabe, j’ai pu imaginer la Syrie, sentir le pays, ses gens, sa vibration.
"Rue des Syriens", de Raphaël Confiant, éditions Mercure de France, 22,20 euros.
Pourquoi avoir choisi de situer votre roman au début du XXe siècle ?
En fait, mon roman s’étale entre 1880, date d’arrivée des premiers Syriens en Martinique et 1939-40. Si j’ai insisté sur la période de 1920, c’est parce que c’est à ce moment-là qu’a commencé leur intégration progressive dans notre société créole déjà multiraciale et multiculturelle depuis des siècles. Les Syro-libanais, pour être plus précis, sont le sixième peuple fondateur du peuple martiniquais, les derniers arrivés après les Caraïbes, les Français, les Africains, les Indiens et les Chinois. Même si leur influence a été, et est toujours, plus modeste que celle des peuples précédemment arrivés, il n’en demeure pas moins qu’ils ont apporté leur pierre à la construction de l’identité créole, à la Créolité, qui est une identité-mosaïque pour reprendre l’expression du grand écrivain martiniquais Édouard Glissant.
Les Syro-libanais ont toujours vécu un peu en retrait de la société créole par discrétion mais au niveau du petit commerce, notamment de tissu, leur rôle a été important auprès des masses populaires désargentées. De nombreux mariages mixtes se sont produits, même si aujourd’hui encore certains continuent à aller chercher une épouse en Syrie ou au Liban. Aujourd’hui, un Syro-Libanais est un Martiniquais comme les autres et il y en a même qui sont devenus des hommes politiques. En fait, notre société est divisée en deux : d’un côté les Békés ou Blancs créoles, descendants des colons français du 17e siècle et de l’autre côté, tous les autres (Noirs, mulâtres, Indiens, Chinois et Syriens). La communauté s’est enrichie à compter de la fin du 20e siècle d’arrivée de Palestiniens et de Jordaniens mais à ma connaissance, les conflits du Moyen-Orient entre chrétiens et musulmans n’ont pas été transportés à la Martinique.
Quelle image les Antillais de tous bords ont-ils aujourd’hui des « Syriens » ?
Cela dépend de la classe sociale : chez les gens du peuple, les Syriens ont encore l’image des colporteurs de tissu un peu roublards qu’étaient les tous premiers immigrants, mais il n’y a aucune hostilité particulière à leur endroit, même si on leur reproche de trop vivre en vase clos ; dans la petite bourgeoisie, les Syriens sont peu ou prou assimilés aux mulâtres, surtout ceux qui sont devenus médecins, avocats ou politiciens. Les moqueries contre les Syriens des premiers temps se sont peu à peu estompées, même si, à l’extrême-gauche, on reproche parfois à certains Syriens haut placés de faire le jeu des Békés.
Que représentent pour vous les parcours de Wadi et Bachar, deux Syriens plutôt « libres » des contraintes morales et communautaires ?
J’écris dans un français que j’ai inventé parce que le français de l’Hexagone ne peut exprimer tout à fait ma sensibilité créole.
Ils sont à l’image de tous les immigrants qui ont quitté l’Ancien Monde pour le Nouveau Monde car partout en Amérique du Sud et aux Antilles, il y a des Syro-Libanais. Je vous rappelle que Carlos Menem fut même président de l’Argentine. Dans le Nouveau Monde, tout immigrant est contraint et forcé de s’affranchir de ses pesanteurs communautaires s’il veut survivre. Il est obligé, sans pour autant se renier, d’intégrer à son mode de vie des éléments culturels issus des autres communautés qu’il côtoie journellement. Ce faisant, il devient petit à petit Antillais, Caribéen, Américain, en un mot Créole, c’est-à-dire membre d’un pays où l’identité multiple a damé le pion de l’identité unique de l’Ancien Monde (Europe, Afrique, Moyen-Orient, Asie). Un exemple, en Martinique, on peut parfaitement être chrétien, hindouiste et pratiquant du magico-religieux nègre sans choquer personne alors qu’en Europe ou au Moyen-Orient, il serait impossible d’être à la fois musulman et chrétien. Ou bien en Inde, hindouiste et bouddhiste.
Comment définiriez-vous votre style qui mêle termes de créole, argot, expressions locales à la langue classique.
J’écris dans un français que j’ai inventé parce que le français de l’Hexagone ne peut exprimer tout à fait ma sensibilité créole. C’est le privilège des écrivains que d’être des inventeurs de langue. Vous remarquerez aussi qu’il y a de l’arabe dans mon roman.
Que représente le personnage de Fanotte, belle et énergique négresse dont Wadi tombe amoureux ?
Le personnage de Fanotte était indispensable pour montrer dans quel type de société devaient s’insérer Wadi et Bachar. Elle représente, cette belle négresse, les tourments, l’intranquillité, mais aussi la souveraine énergie d’un peuple qui s’est construit au mitan du pire déni d’humanité, celui que représente l’esclavage.
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Propos recueillis par Laurent de Saint Périer
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