Fethi Benslama : « Le principal risque en Tunisie est celui du défaitisme »
Psychanalyste tunisien enseignant à l’Université de Paris VII où il dirige l’UFR de Sciences humaines cliniques, Fethi Benslama est l’auteur de plusieurs ouvrages où il explore notamment les expressions contemporaines de l’islam à la lumière de la psychanalyse. En mai 2011, il publie « Soudain la révolution ! » un petit livre où il décrypte efficacement les causes profondes du soulèvement tunisien et de sa propagation aux autres sociétés arabes. Quatorze mois plus tard, il confie à Jeune Afrique son analyse sans concession de l’état actuel de la Tunisie.
Jeune Afrique : comment interprétez-vous l’expression croissante d’une nostalgie de la Tunisie d’avant le 14 janvier 2011, comme l’a indiqué un sondage Sigma de mai où 42% des interrogés disent regretter Ben Ali ?
Fethi Benslama : Avant toute chose, il faut faire attention aux sondages, dont on a vu le manque de pertinence pendant les élections : aucune de leurs prévisions n’était juste ! Néanmoins celui dont vous parlez indique une tendance sensible même si, selon moi, ce n’est pas Ben Ali que les gens regrettent. Celui-ci reste perçu comme un criminel. Les déçus regrettent plutôt que les fondamentaux de l’État auparavant garantis ne le soient plus : la sécurité n’est pas assurée, l’eau et l’électricité subissent des coupures inédites, les prix connaissent une flambée sans précédent et la liberté d’expression – qui est réelle – sert les extrémistes qui sont les premiers à l’utiliser pour tenir des discours qui effraient les gens. C’est terrible qu’en près d’un an de gouvernement de transition on en soit arrivé là : c’est la preuve de l’échec patent des islamistes au pouvoir et de leurs alliés. Mais on ne peut accuser uniquement Ennahda d’avoir généré cette désillusion : les partis d’opposition n’offrent aujourd’hui aucune perspective d’avenir crédible aux Tunisiens, après avoir manqué le rendez-vous des élections. Il me semble qu’il s’agit d’une réaction de dépit, plutôt que de nostalgie, devant le fait que la classe politique n’a pas été à la hauteur de la révolution. C’est une parole de colère, d’impatience et de représailles : « Vous avez tellement échoué que nous en venons à regretter l’ordre de Ben Ali. » Quelle gifle !
Les partis d’opposition n’offrent aujourd’hui aucune perspective d’avenir crédible aux Tunisiens
Pourtant ce sont les Tunisiens qui, pour la première fois, ont élu leurs dirigeants…
Les Tunisiens ont du mal à avoir foi dans les gouvernants qu’ils ont portés au pouvoir par la révolution puis par les urnes. Ils ont l’impression d’être gouvernés par des incapables : les incohérences de discours du président de la République, les pugilats à l’Assemblée nationale constituante (ANC) et le rôle peu reluisant de son président qui joue au maître d’école, le spectacle du Premier ministre qui, devant une caméra, s’exclame face à un amoncellement d’ordure « Mais que fait le gouvernement ? »… Tout cela donne l’impression d’un désordre inouï. Cette situation, si elle s’amplifie, pourrait hélas amener le retour de l’ordre par la dictature. À la contre-révolution qu’incarne Ennahda, certains réagissent – comme dans de nombreuses révolutions – par l’appel à la restauration.
La révolution n’a-t-elle laissé que des choses négatives ?
Certains discours ont tendance à confondre la révolution avec ce qu’on a fait de cette révolution après. Le but de la révolution était d’abolir le mépris et l’humiliation et de rétablir la dignité collective et individuelle à travers le principe du droit. Ces objectifs sont atteints pour le moment : il n’y a plus de dictature, il n’y a plus ce mépris du peuple et celui-ci est parvenu à prendre son destin en main. Les Tunisiens sont fiers d’avoir porté ce coup à une dictature a priori inamovible. Ce n’est pas la révolution qui échoue, mais l’après révolution, ce qu’on appelle la transition.
Vous parlez des fondamentaux de l’État qui ne sont pas assurés, mais n’est-ce pas l’État lui-même qui est remis en cause, comme l’ensemble du tissu national tunisien ?
Pour la première fois lors de la fête de la République le 25 juillet, les rues sont restées sans emblèmes nationaux. La troïka a tenté une exhibition de ravaudage à l’Assemblée, mais ce sont les simples citoyens qui ont tenu à célébrer eux-mêmes leur république en se rassemblant sur l’avenue Bourguiba. Ils ont l’impression qu’on laisse s’étioler leur sentiment d’appartenance à la nation. Un juriste soulignait ainsi que l’on assistait à la déconstruction de l’État tunisien. Le Manifeste des intellectuels l’a dit clairement, il y a deux mois. Et en effet, l’État est attaqué par les islamistes dans la forme qu’il avait prise depuis Bourguiba. Leur objectif de défaire l’État national fondé par Bourguiba se heurte à l’exigence de ceux qui veulent le retour de l’État et des fondamentaux qu’il est censé assurer.
La justice est un des points noirs du gouvernement islamiste. Les dirigeants n’ont fait que reprendre dans ce domaine le système Ben Ali avec quelques ravaudages de façade.
Un reproche fait au gouvernement actuel est d’avoir recours aux mêmes méthodes que le régime précédent pour s’imposer, avec certes, une idéologie bien différente…
La justice est un des points noirs du gouvernement islamiste. Les dirigeants n’ont fait que reprendre dans ce domaine le système Ben Ali avec quelques ravaudages de façade. Et ils se servent de ce système qui a fait ses preuves pour réprimer et appliquer une justice partisane. Le gouvernement islamiste semble décidé à utiliser les éclats du système Ben Ali à son profit, notamment avec les magistrats dont il a limogé certains et conservé d’autres qui acceptent de servir de nouveaux maîtres. Il y a toutefois des magistrats intègres et de grande valeur, il y a des organisations professionnelles et syndicales qui se battent pour faire exister une instance indépendante, mais le gouvernement islamiste veut garder la main sur une justice aux ordres, la même qui a condamné des centaines d’entre eux à de lourdes peine de prison et dans certains cas à la peine capitale.
L’atteinte au sacré vient remplacer l’atteinte à la sûreté…
Où commence et où finit le sacré ? Le 26 juillet, Noureddine Khademi, ministre des Affaires religieuses a déclaré qu’attaquer les locaux d’Ennahda équivalait à profaner une mosquée. Les locaux d’Ennahda sont-ils sacrés ? Et les leurs plus que d’autres ? Dans l’islam, seul Dieu est sacré et dans la loi tunisienne, seul le blasphème est punissable. Cette idée de coller partout, sur les idées et sur les choses, l’étiquette « sacré », est une forme de paganisme. L’affaire des deux jeunes de Mahdia, Jabeur Mejri et Ghazi Béji, condamnés à sept ans et demi de prison est un exemple de répression dans sa forme la plus brutale (l’un a pu prendre la fuite en Roumanie, mais l’autre croupit au fond d’une geôle dans des conditions précaires de sécurité). Aujourd’hui, un comité national et un comité international se sont formés pour les défendre. Ce sont les premiers persécutés de la liberté d’expression du gouvernement islamiste et de ses alliés.
Cette idée de coller partout (…) l’étiquette "sacré", est une forme de paganisme.
Devoirs de l’État négligés, incohérences gouvernementales, justice à plusieurs vitesses, retour de l’ordre policier, etc : les Tunisiens ont des raisons d’être pessimistes…
Aujourd’hui le principal risque pour moi est celui du défaitisme. Appeler au retour de Ben Ali, même par dépit, fait partie de ce défaitisme, de cet abandon de la résistance. Mais c’est ici qu’il faut faire bien attention à distinguer ce qui fait système de ce qui ne le fait pas. Les discours défaitistes sont apparus dès la formation du gouvernement Ghannouchi [Mohammed Ghannouchi, cacique du RCD, le parti de Ben Ali, NDR] qui a suivi la fuite de Ben Ali et qui a tenté de faire perdurer l’ancien système. Ils n’ont pas faibli depuis, au contraire. Avant l’été, j’ai constaté une sorte de fatigue, voir un état dépressif chez beaucoup d’acteurs de la société civile. Toutefois, depuis quelques jours, je sens dans les réseaux sociaux et à travers mes propres relations, un regain de détermination, une volonté de poursuivre la lutte. Il faut simplement dire que les états d’âme, doivent être passagers, les enjeux sont considérables, l’avenir de la Tunisie se joue dans les dix prochains mois. Personnellement, j’ai confiance dans l’inventivité de la société civile tunisienne, elle est extraordinaire.
Pensez-vous comme le président Marzouki que "le peuple (…) pourrait être poussé à une nouvelle révolution" ?
Pour une fois je suis d’accord avec la parole intempestive de ce président à la personnalité multiple, au sens psychologique du terme ! Un nouveau sursaut révolutionnaire reste possible, oui. Et Ennahda semble en avoir conscience. De même, le gouvernement connaît maintenant la dégradation de sa cote de confiance dans l’opinion. Alors qu’il laissait volontairement dans le flou l’échéance des prochaines élections depuis un mois, il est pressé de les tenir à tout prix au printemps prochain. Il passe outre l’avis de Kamal Jendoubi [président de l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections, NDR] qui répète qu’il est matériellement impossible de les organiser convenablement aussi vite, après avoir tant traîné. Une course de vitesse a commencé, on va assister à du n’importe quoi pour sauver la mise, y compris à des actes désespérés. En ce moment, le Ramadan et la chaleur de l’été étouffent les gens, mais la rentrée pourrait être dure pour le gouvernement.
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Propos recueillis par Laurent de Saint Périer
Fethi Benslama, Soudain la révolution, Éditions Denoël, Paris, mai 2011, 120 p.
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