Archives J.A. : un Algérien si particulier
Comment un « Européen » peut-il être un militant algérien du F.L.N. ? Le témoignage ci-dessous, publié dans le J.A. n°92 (daté du 9 au 15 juillet 1962) est celui d’un « pied-noir » qui raconte comment, en prison, d’allié du FLN il est devenu tout simplement algérien. Un Algérien militant et anonyme.
1962-2012 : le vrai bilan de l’Algérie indépendante
Je suis un Algérien comme tous les autres, enfin comme beaucoup d’autres : c’est-à-dire que je viens de passer 6 ans en prison dont 4 ans à Lambèze — après avoir été arrêté, à Alger, en 1956, pour terrorisme (je fabriquais des bombes).
Mais je suis un Algérien quand même un peu particulier : mon nom n’est pas arabe, je ne suis pas musulman, ma femme est Française d’Algérie et moi j’avais avant 1956 des papiers italiens. Bref, j’étais un « pied-noir » qui gagnait bien sa vie : bon métier, études supérieures, pas de problèmes.
Et pourtant, en 1956, j’ai décidé d’entrer au Front. Pourquoi ? Au nom de quoi ? Comme me le demandait sans cesse le juge d’instruction qui ne comprenait pas qu’un « Européen » puisse être aussi un militant algérien. Pourquoi ? Je ne pourrais pas répondre pour les autres, les quelques-uns qui ont eux aussi pris ce chemin. Mais pour moi, je sais.
Ce fut d’abord un engagement politique, idéologique, et ensuite une adhésion sentimentale. Car j’avais trop souvent vu l’effroyable misère des Algériens, sur les chantiers où je travaillais, j’avais aussi trop souvent vérifié la discrimination raciale qui systématiquement avantageait le « petit blanc ». En 1956, donc, j’ai accepté d’entrer dans les réseaux du FLN. Je me croyais « engagé » par mon action. En fait, – mais cela je ne l’ai compris que plus tard – je n’étais qu’un ami, un allié, un invité dans la Révolution algérienne.
Fac-similé de l’article du J.A. n° 92.
© J.A.
Trop gentils
C’est en prison que j’ai compris qu’il faillait aller plus loin, beaucoup plus loin. Car là aussi, au début, j’étais un « invité ». On ne me faisait pas sentir une quelconque différence, non. Au contraire, les frères étaient avec moi trop gentils, trop admiratifs (« toi, personne ne te forçait, aucun intérêt ne te poussait… »), mais cette amabilité même m’excluait de leur communauté.
Et puis peu à peu, au fur et à mesure de la vie quotidienne de la prison, j’ai acquis une autre personnalité. Une personnalité… algérienne, je ne peux vraiment pas la définir autrement. C’est venu tout naturellement. A Lambèze, nous en avons tant vu… tortures, exécutions sommaires, sévices. Rien de tel pour créer une solidarité humaine telle qu’elle ne peut exister, je crois, nulle part ailleurs, qu’en prison. A quoi bon raconter ? Sous les mêmes coups de fouet, les mêmes jets d’eau brûlante, battu comme tous, je n’étais plus un invité. Bien plus : après les pires « séances » je pouvais rire et plaisanter, comme mes frères, et ce que n’aurais jamais supporté, seul, sans effondrement ou folie, je le supportais parce que je baignais dans une grande fraternité, dans un peuple enfin. J’en arrivais à croire – moi, un scientifique, – que mes frères m’avaient communiqué leur étonnante vitalité par une sorte d’osmose.
Et puis, il y a la haine. Voir mourir son meilleur ami sous les coups d’un gardien… La haine m’a parfois submergé et je sentais se briser en moi les derniers liens avec un très lointain passé, avec des hommes qui m’étaient devenus plus qu’étrangers, incompréhensibles.
La réflexion en commun
La solidarité des souffrances physiques, l’amitié, oui. La prison m’a apporté encore autre chose, de beaucoup plus profond. Je ne veux pas ici évoquer tout le travail de l’Organisation à l’intérieur des prisons, tous les dévouements dépensés, les cours, les livres lus en cachette, les consignes à dispenser. D’autres l’ont dit, mieux que moi peut-être. Mais ces 6 années passées m’ont fait pénétrer, de l’intérieur, des formes de pensée, des réactions, des sentiments, spécifiquement algériens. Comment expliquer cela simplement sans grands mots ?
Prenez un exemple : j’aimais être seul, pour travailler, pour lire et même pour réfléchir. Mais là-bas, nous vivions en étroite communauté. L’Algérien est « social », il aime être en groupe et tout mettre en commun. J’ai dû faire un effort pour m’y habituer. J’avais l’impression de briser un cercle noué autour de moi par cette habitude occidentale de la solitude nécessaire. Ensuite, j’ai compris qu’on peut réfléchir en commun, vivre avec ses voisins à toutes heures du jour. Aujourd’hui, cela m’est tout naturel.
Pour comprendre – ou plutôt pour participer – il fallait parler la même langue. J’ai appris l’arabe parlé, l’arabe littéraire. Quelles découvertes ! Tant de choses devenaient claires. A la fin, nous ne parlions plus qu’arabe d’ailleurs et je me sentais presque plus « dans mon élément » plus à l’aise. En tout cas, je n’avais jamais l’impression de traduire mes pensées en une langue étrangère, mais de m’exprimer, spontanément, dans une langue maternelle.
Un soir de Ramadhan
Les traditions arabes, aussi, prenaient pour moi leur véritable signification. Ma personnalité algérienne, je l’ai vraiment ressentie un jour : à la rupture du jeûne – je faisais Ramadhan, comme tout le monde. La première cigarette fumée en commun, le soir. Cette joie profonde, collective, elle était aussi la mienne.
L’autre jour, en sortant pour la première fois, je me sentais triste. Oui, triste, à cause du soleil, de l’herbe verte, des couleurs vives des parasols au bord de la route. Après 6 ans de la morne grisaille des cellules et des cours, retrouver la vie toujours pareille ; là-bas, toujours belle et gaie pendant tout ce temps ! J’étais un peu écœuré, dégoûté par l’humanité en général – et mes geôliers en particulier.
El puis, j’ai oublié ma tristesse. En prison, j’ai tout appris. Car on ne peut rien cacher, on est tous transparents, chacun connaît les autres complètement et la moindre réaction se révèle, s’amplifie. J’ai connu des hommes « vrais », des hommes du peuple algérien, et je suis devenu comme eux, Ou plutôt, l’un d’eux. J’en suis fier. Cet engagement abstrait d’un intellectuel idéaliste, il est devenu un engagement vécu, complet, charnel. Aujourd’hui, j’ai foi en l’avenir et foi dans le peuple algérien. Dans mon peuple.
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1962-2012 : le vrai bilan de l’Algérie indépendante
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