Charia : enquête sur une psychose
Arrivée au pouvoir des islamistes en Tunisie, au Maroc et en Égypte ; présence djihadiste dans le nord du Mali ; la secte Boko Haram au Nigeria… La loi islamique est devenue un slogan pour les uns, une crainte pour les autres.
Charia : enquête sur une psychose
« Une Constitution ? Pour quoi faire ? » se demandait en 1966 le roi Fayçal d’Arabie saoudite. Pour le souverain saoudien, « le Coran est la Constitution la plus vieille et la plus efficace du monde ». Un demi-siècle a passé depuis cette assertion. Et aujourd’hui, en bouleversant l’ordre établi, les révolutions arabes ont rouvert la brèche de la controverse théologico-politique. L’arrivée d’islamistes au pouvoir en Tunisie et en Égypte, l’inquiétude sur l’avenir de la Libye, le chaos sécuritaire dans le Nord-Mali, la résurgence du débat identitaire en Europe, notamment en France, l’activisme saoudien et qatari en Syrie et ailleurs, tous ces événements épars, complexes et anxiogènes nourrissent une peur qui, semble-t-il, s’est trouvé un épouvantail : la charia. Dans l’imaginaire occidental, ce terme est synonyme de mains coupées, de lapidation et des sinistres talibans afghans, geôliers de femmes et profanateurs de bouddhas géants. L’« hiver islamiste » sonnerait donc le glas des espoirs soulevés par le Printemps arabe.
Pour ne rien arranger, la charia est un concept aux contours parfois flottants. L’étymologie indique plutôt qu’elle est la voie tracée par Dieu. Dans la pratique, elle regroupe des actes obligatoires (wâjib), recommandés (mandûb), permis (mubâh), blâmables (makrûh) et interdits (harâm). Contrairement à une idée reçue, elle n’est pas un corps de règle relativement manichéen. On aurait tort, en tout cas, de la définir comme étant la loi coranique. Si le Coran a la réputation d’être un texte contraignant, c’est bien plus un effet d’optique. Première source de la charia, le Coran est paradoxalement le moins disert sur le sujet. Le terme même n’y apparaît que deux fois. Pourtant, la doctrine permet d’établir que, parmi ses quelque 6 300 versets, le livre sacré en comprend au plus 500 normatifs d’après Mohammed al-Ghazali, penseur musulman perse (XIe-XIIe siècle), seulement 200 selon d’autres sources, une dizaine tout au plus pour d’autres. Pourtant, l’idée que la charia doit régir tous les aspects de la vie n’est pas contestée.
Commandement
Si le Coran n’est pas un vade-mecum de la loi islamique, il revient aux jurisconsultes, les fuqahâ’, de l’interpréter. Exemple avec le verset 3 de la sourate V : « Aujourd’hui j’ai parachevé pour vous votre religion. » Dans le Dictionnaire du Coran (sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi, Robert Laffont, 2008), le chercheur Éric Chaumont explique que chaque acte humain peut être qualifié par la charia. Et quand le commandement n’est pas explicite, il appartient au légiste par un effort (ijtihâd) d’interpréter la question en se référant au texte révélé, mais pas seulement. Le savoir juridique (fiqh) se développe donc au bénéfice du silence ou de l’obscurité du texte. C’est dans cet exercice qu’il faut rechercher l’émergence d’une magistrature des légistes, dont la forme la plus aboutie est la « Velayet e-faqih », en vigueur dans l’Iran chiite depuis la révolution de 1979.
Séance inaugurale de l’Assemblée constituante tunisienne, le 22 novembre 2011. © Sipa
Au deuxième rang des sources de compréhension de la charia, on trouve la Sunna du prophète Mohammed : à la fois ses dires (al-aqwâl), ses actes (al-af’âl), ses approbations (al-iqrâr), recueillis par des compilateurs. L’exemple du Prophète est source du fiqh, en référence à un verset : « Qui obéit au Prophète obéit certainement à Dieu » (IV, 80). Parmi les recueils de hadîth, deux ont acquis dans l’islam sunnite une valeur canonique, ceux des imams Boukhâri et Muslim. Un grand nombre d’entre eux sont à la fois reconnus comme étant authentiques et servant de base à ce que l’imam Shâfi’i définit comme la science des fondements de la compréhension de la charia, ‘ilm usûl al-fiqh.
Raisonnement
Enfin, la charia se comprend et s’enrichit des deux autres sources du fiqh que sont al-ijmâ’, l’unanimité de la communauté, en réalité celle des légistes, et al-qiyâs, c’est-à-dire le raisonnement par analogie. Toutes ces sources du droit musulman marquent la prééminence des légistes-interprètes, seuls autorisés, en vertu d’un savoir élitiste, à pratiquer l’ijtihâd. Le profil du mujtahid repose sur la maîtrise de la langue arabe, l’apprentissage du Coran et des recueils de hadîth et l’usage du raisonnement juridique. Dès les premiers siècles de l’islam, il s’agit donc d’un savoir spécialisé, inaccessible à la majorité des croyants, qui sont d’ailleurs souvent ballottés par des interprétations contradictoires. La pluralité des sources et des solutions élaborées par les juristes a conduit à la formation d’écoles juridiques (madhâhib), dont quatre ont subsisté dans l’islam sunnite. Selon la chronologie de l’imam qui leur a donné leur nom, ce sont le hanafisme (Turquie, Asie centrale, Pakistan, Inde), le malékisme (Afrique du Nord et Afrique de l’Ouest), le shafiisme (Égypte, Golfe, Asie du Sud-Est, océan Indien) et le hanbalisme (Arabie saoudite, Qatar).
Aujourd’hui, toutes les Constitutions des pays d’Afrique du Nord font de l’islam la religion de l’État.
C’est donc toute cette tradition à la fois innovante et relativement préservée que l’on réduit par l’appellation « charia ». Jusqu’au XIXe siècle, c’est-à-dire avant le choc impérial personnifié notamment par l’expédition de Bonaparte en Égypte, le droit musulman vivait en vase clos. Or la confrontation avec la modernité occidentale a fait naître deux réflexes contradictoires. Pour les réformateurs de la Nahda – comme Jamal al-Din al-Afghani, Muhammad Abduh et Abd al-Rahman al-Kawakibi -, il fallait renouer avec l’effort d’interprétation, l’ijtihâd. Pour les rigoristes au contraire, au rang desquels les adeptes de Mohammed Ibn Abdelwahhab, le père de la doctrine wahhabite, il fallait retrouver la pureté des origines, celle de la génération des compagnons du Prophète, et réintroduire par exemple des châtiments extrêmes qui ne figurent nulle part dans le Coran (lapidation, amputation, etc.). Ce débat n’est pas définitivement clos, même si la réalité historique a donné une inclination décisive en faveur de la première option.
Source unique de la législation
L’expérience coloniale a permis, dans la majorité des pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient, de jeter les bases d’un droit positif, d’un ordre juridique hiérarchisé, de lois écrites, bref d’une souveraineté étatique. Bien sûr, les droits positifs de chaque pays se sont inspirés de la tradition et de la norme culturelle. Aujourd’hui, toutes les Constitutions des pays d’Afrique du Nord font de l’islam la religion de l’État, de la Mauritanie à l’Égypte en passant par la Tunisie postbourguibiste. L’enjeu pour les oppositions islamistes a longtemps été d’ériger la charia en source unique de la législation. Dans certains de ces pays, les islamistes sont à présent au pouvoir. Que veulent-ils faire ?
En Tunisie, après de longs débats, le parti Ennahdha, au pouvoir, a renoncé à faire de la charia une source du droit. Un accord politique a été trouvé avec les alliés de la troïka. Chez le voisin libyen, le président du Conseil national de transition, Mustapha Abdeljalil, a provoqué une indignation, assez hypocrite, en annonçant, au lendemain de la mort de Kadhafi, la volonté du nouveau pouvoir de faire de la charia la source principale de la législation. En réalité, il avait déjà fait pareille déclaration auparavant, et le texte de la déclaration constitutionnelle d’août 2011 était sans appel : « La charia islamique est la source principale de la législation. » Même les acteurs politiques les plus libéraux acceptent cette référence dans l’idée de désamorcer le potentiel de contestation islamiste, voire salafiste, autour de la charia. C’est d’ailleurs l’une des clés du succès électoral de la coalition menée par Mahmoud Jibril lors des législatives du 7 juillet. L’ancien Premier ministre de transition avait ainsi déclaré : « La charia est une référence pour notre Constitution et pour notre vivre-ensemble. »
Amendement
En Égypte, où la situation est rendue complexe par le poids considérable du Conseil suprême des forces armées, le président, Mohamed Morsi, issu de la confrérie des Frères musulmans, doit aussi faire face à la surenchère salafiste. Le Parlement, où ces derniers ont réalisé une impressionnante percée, étant suspendu, il est de plus en plus probable que la rédaction antérieure, déjà très avancée, soit reconduite. Pour rappel, depuis un amendement datant de 1980, la Constitution fait « des principes de la charia islamique la source principale de la législation ». En réalité, la réelle crainte que suscitent les Frères musulmans repose sur leur projet maintes fois affiché de réislamiser l’ensemble des normes juridiques. Au Maroc, où le roi « veille au respect de l’islam », l’institution du Commandeur des croyants agit paradoxalement comme un inhibiteur d’une éventuelle pression culturelle et idéologique conservatrice. Dans la pratique, à part dans le domaine du statut personnel, où le Commandeur des croyants a lui-même endossé les habits du mujtahid, la référence à la charia dans le droit est très marginale.
Nourrie de l’ignorance, la référence à la charia permet d’accréditer l’obsession de l’extrême droite d’une prétendue invasion culturelle.
Plus encore que les mensonges sur la fertilité supposée galopante des immigrés et sur leurs mosquées souterraines, c’est pourtant bien la « loi coranique » qui personnifie, aux yeux des pyromanes, la future guerre de civilisation. L’essayiste américain Christopher Caldwell décrit dans Une révolution sous nos yeux (Éditions du Toucan, 2011) « comment l’islam va changer la France et l’Europe ». Pamphlet percutant, le livre alimente les sites web identitaires qui voient en ce diplômé de Harvard un secours inespéré dans leur dénonciation d’une islamisation galopante de la France. Nourrie de l’ignorance, la référence à la charia permet d’accréditer l’obsession de l’extrême droite d’une prétendue invasion culturelle, prémices d’une nouvelle guerre des religions. Or cette application fantasmée du droit musulman ne concerne qu’une poignée de pays – l’Arabie saoudite et l’Iran -, qui ne représentent pas les plus grands bassins d’émigration vers la France. Mais les précédentes affaires du voile à l’école, des signes ostensibles de religiosité, de la burqa et de la viande halal renforcent ces lectures simplistes.
Arrangements
En attendant, de l’autre côté de la Manche, un débat juridique et philosophique agite le Royaume-Uni. En 2008, le révérend Rowan Williams, archevêque de Canterbury, a expliqué dans une interview que des « arrangements constructifs » avec la loi islamique pouvaient être trouvés sur des sujets tels que le divorce ou des différends financiers. Pour le chef des anglicans, la Grande-Bretagne « devrait accepter le fait que certains citoyens ne se sentent pas concernés par le droit britannique ». Cette déclaration a provoqué un tonnerre de protestations, mais a été défendue par le chef de la magistrature d’Angleterre et du pays de Galles. Lord Nicholas Addison Phillips of Worth Matravers a admis que la charia pouvait jouer un rôle au sein du système judiciaire britannique : « Il n’y a pas de raisons pour lesquelles les principes de la charia, ou de tout autre code religieux, ne pourraient pas être le fondement d’une médiation ou d’autres formes alternatives de résolution des conflits. » Lord Phillips a tenu à préciser qu’il n’était « pas question » de châtiments corporels. Une proposition qui mérite une centaine de coups de fouet ?
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