Livres : Scholastique Mukasonga remonte à la source du génocide rwandais
L’écrivaine rwandaise a obtenu le prix Ahmadou-Kourouma pour son nouveau roman, « Notre-Dame du Nil ». Elle y décrit la montée de la haine anti-Tutsi qui aboutit à la tragédie de 1994.
C’est un rendez-vous de la littérature africaine. Chaque année depuis 2004, dans le cadre du Salon international du livre et de la presse de Genève (Suisse), le prix Ahmadou-Kourouma récompense une œuvre consacrée à l’Afrique et dont « l’esprit d’indépendance, de lucidité et de clairvoyance » s’inscrit dans le droit fil de l’héritage légué par l’écrivain ivoirien éponyme. Au terme de la 26e édition, du 25 au 29 avril, le prix a été décerné à la Rwandaise Scholastique Mukasonga, 56 ans, pour son nouveau roman Notre-Dame du Nil. Lequel, comme ses précédents ouvrages (Inyenzi ou les Cafards en 2006, La Femme aux pieds nus en 2008 et L’Iguifou, nouvelles rwandaises en 2010), revient sur les racines du mal qui explosa sous la forme du génocide que l’on sait en 1994, et dont la fureur décima la famille de l’auteure, elle-même exilée depuis 1973 – elle vit aujourd’hui en Normandie (France).
Notre-Dame du Nil, dans ce livre, c’est d’abord une vierge noire dont la statue a été érigée par le colon belge, aux abords d’un filet d’eau identifié comme étant la source du Nil blanc, au fin fond des montagnes rwandaises. Notre-Dame-du-Nil, c’est ensuite le lycée de jeunes filles tout proche qui sert de décor à l’intrigue : après l’indépendance – nous sommes au début des années 1970 –, l’élite du pays y envoie sa progéniture, espérant la préserver jusqu’au mariage tout en lui garantissant une éducation prestigieuse, « démocratique et chrétienne », afin d’en faire « l’avant-garde de la promotion féminine ». Mais Notre-Dame du Nil, c’est surtout l’allégorie de la mise au ban de la minorité tutsi par le « peuple majoritaire », et l’on va voir pourquoi.
Notre-Dame du Nil, c’est surtout l’allégorie de la mise au ban de la minorité tutsi par le « peuple majoritaire »
La statue a le nez droit – et pas épaté –, et cela déplaît au plus haut point à Gloriosa, lycéenne très politisée qui, à grands renforts de menaces et de plaisanteries, s’ingénie à faire sentir aux deux élèves tutsi de la classe – le « quota » – qu’elles ne sont pas chez elles. « Alors, Veronica, tu cherches la route pour retourner chez toi, là d’où les tiens sont venus, dit-elle à l’une d’elles qui parcourt des yeux, dans un manuel de géographie, le cours du plus grand fleuve d’Afrique. Ne t’en fais pas, je prierai Notre-Dame du Nil pour que les crocodiles t’y portent sur leur dos ou plutôt dans leur ventre. » Le ton est donné, la référence claire : l’Égypte.
« Vrais » et « faux » Rwandais
Car en colonisant le Rwanda, les Occidentaux ont apporté non seulement leur religion, mais aussi leur science et leur lecture de l’histoire. Et les savants ont dit : les Hutu sont d’origine bantoue, les Tutsi d’ascendance hamitique. Et les ethnologues se sont disputés, « personne n’était d’accord », écrit Scholastique Mukasonga : « Les Tutsi venaient d’Éthiopie, c’étaient des sortes de Juifs noirs, des coptes émigrés d’Alexandrie, des Romains égarés, des cousins des Peuls ou des Massaï, des Sumériens rescapés de Babylone, ils descendaient tout droit du Tibet, de vrais Aryens. » Mais pour M. de Fontenaille, un vieux Blanc qui vit à proximité du lycée, planteur de café désargenté et peintre mystique, il n’y a pas de doute : les Tutsi viennent de l’Égypte des pharaons noirs. Fasciné par cette vision, il érige sur sa propriété un temple dédié à Isis et courtise les jeunes Tutsi du pensionnat pour qu’elles acceptent d’y interpréter les reines de ses fantasmes.
Au fond, le propos de Scholastique Mukasonga n’est probablement pas d’accuser les Occidentaux de tous les maux, et surtout du plus grand – le génocide. La romancière se contente de souligner qu’en l’habillant d’attributs pseudo-scientifiques et de fondements crypto-bibliques, ils ont exacerbé l’opposition sociale entre Hutu et Tutsi qui préexistait à leur arrivée, légitimé la progressive mise à l’écart des seconds de la communauté nationale au nom d’une distinction raciale entre « vrais » et « faux » Rwandais.
Dans le huis clos du lycée où se côtoient va-t-en-guerre, boucs émissaires et « justes », cette marche vers l’épuration jalonnée d’humiliations se fait pas à pas et, les unes après les autres, les dernières barrières sautent en douceur. Dans une ambiance lourde, chargée de menaces, Scholastique Mukasonga distille au compte-goutte – mais crescendo – les signes avant-coureurs de la tragédie. Le ciel charrie ses nuages noirs qui roulent, s’amoncellent au-dessus des collines, jusqu’à l’inévitable orage. Sous l’œil impassible de Notre-Dame du Nil… et des professeurs blancs.
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Notre-Dame du Nil, de Scholastique Mukasonga, Gallimard, 240 p., 17,90 euros
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