« L’Afrique n’est plus seulement un acteur passif dans le trafic de drogue. La consommation augmente. »
En dix ans, l’Afrique de l’Ouest est devenue une plaque tournante du trafic de drogue, l’un des principaux points de passage entre producteurs latino-américains et consommateurs européens. Un phénomène qui engendre une augmentation de la consommation dans la région, avec les risques sociaux, politiques et sanitaires qu’elle comporte. Interview avec Alan Doss, membre de la fondation Kofi Annan.
Fonctionnaire international, ancien représentant du secrétaire général de l’ONU en République démocratique du Congo, Alan Doss est aujourd’hui membre de la fondation Kofi Annan. Il a participé, aux côtés de plus de 40 experts régionaux et internationaux, à l’atelier de travail sur le thème de « l’impact du crime organisé et du trafic de drogues sur la sécurité, la gouvernance et le développement en Afrique de l’Ouest », qui s’est tenu à Dakar entre le 18 et le 20 avril. Manque de connaissance des acteurs du trafic de drogue, implication présumée d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) ou encore développement du marché interne, l’expert fait le bilan de la situation, et des risques encouru par la sous-région.
Quelles sont les conclusions des experts lors de la conférence ?
Nous avons tout d’abord identifié un « déficit de connaissance » face à des trafiquants très bien organisés, très agiles, qui changent de mode d’opération en fonction des obstacles qu’ils rencontrent. Si aujourd’hui le niveau de violence engendré par le trafic de drogue n’est pas aussi élevé qu’en Amérique Latine, la région n’est pas à l’abri de ce genre de développement. Il y a un risque que la situation dégénère.
Ce que nous avons noté également, c’est l’augmentation très forte de la consommation locale. Pas seulement de la marijuana mais aussi la cocaïne et ses dérivés. Dans d’autres sous-régions du continent, la consommation d’héroïne s’est développée. Nous savons que l’Afrique n’est plus seulement un acteur passif de la transmission, même si nous ne connaissons pas aujourd’hui l’étendue du marché interne. Toutes les classes sociales de la société sont concernées. D’où la priorité de mettre en place très vite des structures chargées d’effectuer des sondages auprès des populations.
Avons-nous des données chiffrées concernant le trafic de drogues ?
Nous avons les chiffres de l’Office des nations unies contre la drogue et le crime (UNODC), qui nous montre une forte augmentation des saisies en 10 ans. Par exemple, entre 2004 et 2006, le trafic de cocaïne entre l’Afrique de l’Ouest et l’Amérique latine est passé de 4 à 15 tonnes par an, pour atteindre 35 tonnes en 2009. À partir de cette date, les chiffres montrent une stabilisation.
Le problème est que ces données se basent sur les saisies, et l’UNODC a lui-même reconnu qu’il s’agit d’une stabilisation illusoire. Il est certain que le trafic continue à augmenter, mais l’agilité des trafiquants leur a permis de contourner les contrôles. On estime tout de même que la quantité de cocaïne passée en contrebande via l’Afrique de l’Ouest représente 30% du marché européen, pour une valeur de 2 milliards de dollars.
Quels pays d’Afrique de l’Ouest sont les plus concernés ?
Au-delà de la Guinée-Bissau, considérée comme la plaque tournante du trafic, des saisies ont été effectuées dans presque tous les pays côtiers, Sénégal, Sierra Leone, Ghana, Guinée. Mais ce ne sont plus les seuls pays concernés aujourd’hui. La drogue arrive aussi par courrier, par avion et pas uniquement par la mer.
Existe-t-il des mafias locales ?
Jusqu’ici, le trafic était largement contrôlé par les groupes venant des pays producteurs (Amérique latine notamment), qui ont bien sûr des liens avec des acteurs locaux. Mais plus la consommation augmente, plus il y a d’éventualités de voir se créer des gangs avec les risques de violence que cela comporte.
Qu’en est-il des rumeurs concernant la protection accordée par Aqmi aux trafiquants ?
Souvent, trafiquants et groupes armés font cause commune afin de se protéger. Je ne saurai pas dire si Aqmi a pu s’enrichir grâce au trafic de drogue et en profiter pour asseoir sa domination au Nord-Mali et dans le reste du Sahel, mais ce n’est pas à exclure. L’organisation pourrait très bien suivre l’exemple des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), une organisation politique à la base, qui a ensuite adopté des attitudes criminelles.
Le trafic de drogue va-t-il s’étendre au Nord-Mali ?
Lorsqu’on a un terrain qui échappe au contrôle de l’État, des groupes armés et de l’autre côté un produit de haute valeur, les risques sont énormes.
Quels pays ont les plus gros marchés internes ?
Nous pouvons évoquer le Nigeria, mais c’est surtout parce qu’il est le plus gros pays d’Afrique de l’Ouest. Là encore, tous les pays sont concernés, sachant que les trafiquants ajustent les prix en fonction du marché. Ce qui est un risque énorme en termes sanitaire pour les pays les plus pauvres, car plus le pouvoir d’achat diminue, plus la drogue est coupée.
Pour lutter contre le trafic de drogue, faut-il privilégier une approche nationale, régionale ou internationale ?
Il faut une approche multidimensionnelle. La coopération internationale est nécessaire pour gérer les flux mondiaux de la drogue. Mais un processus doit aussi être mené au niveau des acteurs locaux, issus de tous les secteurs d’activité. Le trafic de drogue est autant une question d’État de droit que de santé. La lutte ne peut pas être uniquement du ressort des services d’ordre et de sécurité, elle doit impliquer ceux qui travaillent dans la santé, la société civile, les communautés, les ONG. Au niveau régional, des efforts ont été faits de la part Cedeao, qui a proposé des plans d’action très crédibles. Maintenant ils doivent être mis en oeuvre, et pour cela il faut les moyens.
Y-a-t-il une réelle volonté politique ?
Plus que de volonté politique, il faut des engagements. La lutte contre le trafic de drogues n’est pas une priorité pour les gouvernements. La question ne paraît pas très urgente, car le trafic ne génère pas encore de violence. Mais les symptômes sont là et si on ne réagit pas, la situation va devenir incontrôlable, comme ça s’est passé ailleurs. Il faut prendre conscience que le trafic interne peut se développer de manière très rapide car certaines de ces drogues sont très addictives.
Les trafiquants ont-ils pénétré jusqu’au cœur du pouvoir dans certains États ?
Pour l’instant ce sont des rumeurs, qu’il faut vérifier. Ce sera très difficile à faire, il faut découvrir quels sont les bénéficiaires, et si les profits de la drogue sont utilisés pour influencer les autorités. On évoque souvent à ce titre la Guinée-Bissau. Lors de la conférence nous avons parlé d’autres pays, tels la Guinée sous l’ancien régime, mais il faut vérifier ces allégations. Nous devons pour cela mettre en place un programme de recherche très pointu, et les institutions nationales ou régionales doivent être en première ligne pour mener ces enquêtes.
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Propos recueillis par Camille Dubruelh
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