Ziyed Krichen : « La vérité doit être connue pour que les Tunisiens tournent la page du 9 avril »

La brutale répression policière qui s’est abattue le lundi 9 avril sur les manifestants de l’emblématique avenue Bourguiba, à Tunis, a profondément marqué la société civile tunisienne. Déroulement des évènements, commission d’enquête, conséquences politiques éventuelles… Ziyed Krichen, journaliste et directeur de publication du quotidien « el Maghreb », analyse pour Jeune Afrique les enjeux de ce « Lundi noir ».

Heurts entre policiers et manifestants, le 9 avril sur l’avenue Bourguiba, à Tunis. © AFP

Heurts entre policiers et manifestants, le 9 avril sur l’avenue Bourguiba, à Tunis. © AFP

Publié le 16 avril 2012 Lecture : 5 minutes.

Jeune Afrique : Les évènements du 9 avril, baptisé « Lundi noir » par la société civile,  constituent-ils un point de rupture entre la société tunisienne révolutionnaire et le gouvernement dirigé par Ennahdha ?

Ziyed Krichen (en photo ci-dessous) : Nous avons tous vu les images atroces qui ont circulé. Dès le lundi, de nombreux témoignages ont fait état d’une violence inouïe des forces de l’ordre contre les manifestants. Les policiers se sont mis à 10 contre un, ont frappé, lancé des gaz lacrymogènes… Ce qui s’est passé est suffisamment grave pour avoir marqué les esprits. Mais de là à parler de rupture entre Ennahdha et sa base électorale, c’est un peu prématuré.

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Ali Larayedh, le ministre de l’Intérieur, a-t-il donné l’ordre aux policiers d’user de violence contre les manifestants ?

Je ne suis pas sûr que le ministre ait une connaissance très précise de ce qui s’est passé, que les rapports qu’on lui a fait reflètent la réalité. Il semble qu’il y ait eu beaucoup de dysfonctionnements dans la chaîne de commandement : entre la direction politique, c’est à dire le ministre, et la direction sécuritaire. Et également entre la direction sécuritaire et les agents de terrain.

Outre la question de ces groupes, policiers en civils ou sortes de milices qui ont pris part à la répression de manière extrèmement violente, certains témoins nous ont fait part de ce qu’ils ont vu : parmi les forces de police, certains n’obéissaient pas aux ordres de la hiérarchie. Les images le confirment d’une manière éclatante : certains policiers – je parle de ceux en uniforme – ont témoigné d’une indiscipline et d’une violence absolues.

Pourtant le ministre ne s’est pas désolidarisé de ses troupes …

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Effectivement, la version du ministre est la suivante : il y a eu des violences des deux côtés, mais certains manifestants se sont rendus avenue Bourguiba avec l’idée d’utiliser la violence intentionnellement.  Les policiers se sont donc défendus face à des manifestants venus « casser du flic ».

Ben Ali n’a pas réussi à contenir les manifestations sur l’avenue Bourguiba, et Ennahdha se permet d’essayer ?

Les manifestants ont en tout cas outrepassé l’interdiction de manifester sur l’avenue Bourguiba. Pourquoi ?

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C’est une artère symbolique, celle qui a permis de renverser la dictature de Ben Ali, les Tunisiens ont donc une relation très affective avec elle. C’était une grossière erreur d’interdire les rassemblements sur cette artère. En fait, Ali Larayedh a voulu corriger une erreur par une erreur. La première bourde a été de permettre à deux manifestations, celle des artistes et celle des salafistes, de se tenir le même jour [le 25 mars, NDLR], à la même heure, sur l’avenue Bourguiba, à 30 mètres à peine l’une de l’autre. Ce qui a évidemment donné lieu à des débordements. Pour rattraper cette gaffe, le ministre a réagi en interdisant les manifestations sur cette artère. Ben Ali n’a pas réussi à contenir les manifestations sur l’avenue Bourguiba, et Ennahdha se permet d’essayer ?

En revenant sur sa décision d’interdire les manifestations sur cette avenue, le gouvernement a fait un pas vers les manifestants, est-ce suffisant ?

La seule chose qui compte aujourd’hui, c’est la Commission d’enquête. Ali Larayedh a annoncé sa création, mais reste à savoir si elle sera impartiale. Il faut que le président de cette commission soit consensuel, qu’on n’ait aucune crainte quant à l’indépendance de cette instance. Elle doit également être dotée de moyens financiers afin de mener à bien les enquêtes.

Il y a ici un point de non-retour symbolique : les Tunisiens n’accepteront jamais de tourner la page du 9 avril s’ils ne connaissent pas toute la vérité, et s’il n’y a pas de sanctions lourdes, administratives et pénales.

Rouvrir l’avenue Bourguiba aux manifestations, c’est également autoriser les rassemblements de salafistes. N’y a-t-il pas désormais un risque que les policiers refusent d’agir, même en cas de débordement ?

Les policiers doivent appliquer la loi d’une manière républicaine. Il y a eu deux poids deux mesures, jusqu’à présent les forces de l’ordre ne se sont pas attaquées aux salafistes. Pour les déloger de la Manouba par exemple, ils n’ont pas eu à donner de coups de matraque. Il leur a suffit de venir en nombre. La police n’a pas besoin de frapper pour contrôler ou mettre un terme à une manifestation. Les prochaines manifestations, quels quelles soient, seront un test pour la police.

Il y a eu deux poids deux mesures, jusqu’à présent les forces de l’ordre ne se sont pas attaquées aux salafistes.

Le « Lundi noir » peut-il avoir des conséquences électorales pour Ennahdha ?

Il serait prématuré de dire ça car les élections auront lieu dans un an. On peut imaginer que le socle électoral d’Ennahdha reste important et qu’il ne changera pas d’avis. L’important est de savoir s’il y aura des forces politiques capables de capitaliser le mécontentement, de proposer une alternative crédible aux Tunisiens. La seule personne qui pourrait rassembler les mécontents pour le moment, c’est Béji Caïd Essebsi. Mais pas dans tous le pays, pas dans toutes les couches sociales et générations.

Aujourd’hui la société tunisienne paraît extrêmement divisée. Si on prend la question de l’extrémisme religieux par exemple, dans tous les récents sondages, 50% des Tunisiens dit craindre la montée de l’intégrisme, et l’autre moitié de la population n’est pas effrayée par ce phénomène. C’est inquiétant mais c’est aussi un point positif car on peut avoir des forces politiques équilibrées.

La rédaction de la Constitution va-t-elle pâtir de ces évènements ?

Les députés de la Constituante ont été très affectés. Il y aura au moins une semaine de perdue en ce qui concerne les travaux constitutionnels. Ce peut être beaucoup plus si la Commission d’enquête mène un travail sérieux. Il pourrait y avoir en outre d’autres phénomènes, d’autres actualités qui retarderaient la rédaction de la Constitution…

Le 9 avril augure-t-il de dérives inquiétantes vers une dictature ?

Je ne crois pas qu’Ennahdha ait comme objectif de se transformer en parti fasciste. Elle n’en a pas les moyens, ni humain ni politique, et je pense aussi qu’elle n’en a pas la volonté, même si je peux me tromper. La Tunisie sait en tout cas qu’elle n’a pas les moyens d’être dirigée par un gouvernement fasciste, ce qui ferait d’elle un second Gaza et étoufferait le pays. Les dirigeants d’Ennahdha sont suffisamment intelligents pour savoir ça.

Par contre, un phénomène se dessine. Comme le gouvernement peine à avancer sur les questions cruciales, sa base militante prend le relai. C’est comme s’il elle voulait l’aider dans la rue en invectivant ces opposants. Le fait-elle avec la bénédiction de la direction ? Ennahdha est-elle dépassée par les évènements ? Une chose est sure, si la direction du parti ne prend pas les choses en main, les violences de rue vont se répéter.

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Propos recueillis par Camille Dubruelh

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