Haytham Manna (CNCD) : « La Russie doit faire pression sur le régime syrien »
Peu connu au niveau international, mais représentant un courant incontournable et bien ancré de l’opposition syrienne, le Comité national pour le changement démocratique (CNCD) rejette l’option militaire qui est celle du Conseil national syrien (CNS) dans le conflit avec le régime de Bachar al-Assad. Et dénonce l’omniprésence de ce parti dominé par les Frères musulmans et soutenu par la Turquie, les puissances du Golfe et l’Occident. Interview du porte-parole du CNCD, Haytham Manna.
Haytham Manna représente à l’étranger le Comité national pour le changement démocratique (CNCD), l’autre grande coalition d’opposition syrienne avec le Conseil national syrien (CNS). À Châtillon, en bordure de Paris, il tient son ambassade dans un petit salon encombré de livres et de dossiers, de trophées militants et de souvenirs de voyages. Docteur en médecine et en anthropologie, engagé dans le combat pour les libertés fondamentales, il est également porte-parole de la Commission arabe des droits humains. Originaire de Deraa, sa famille compte plusieurs martyrs. Le 8 août 2011, son frère, le militant Maen Aloudat, a notamment été abattu par les forces de sécurité. Mais Manna et le CNCD rejettent la tentation des armes et de l’intervention étrangère, contrairement aux membres du CNS, leurs adversaires dans l’opposition à Assad.
Le CNCD peine cependant à faire entendre sa voix sur la scène internationale, face au CNS dominé par les Frères musulmans, aidé par les puissances du Golfe et la Turquie, adoubé par l’Occident. Le CF2R, think tank français spécialisé sur le renseignement international, le définissait ainsi en février : « C’est la composante de l’opposition au régime la plus crédible et la plus légitime. Elle bénéficie d’un fort enracinement intérieur. (…) Le CNCD reste peu connu à l’étranger, alors même qu’il constitue le courant d’opposition le plus important, le plus ancien et le plus légitime ».
Manna précise : « Le bureau politique de notre organisation compte vingt-trois membres et je suis le seul à être hors du pays. Nous sommes vraiment une organisation de l’intérieur qui compte 12 partis politiques du centre et de gauche, des ONG, des militants, des artistes et des intellectuels sur le terrain ». Interview.
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Jeune Afrique : L’échéance fixée par le plan de paix de Kofi Annan est expirée, mais le régime continue la répression en affirmant se retirer du terrain. Croyez-vous à la bonne volonté exprimée par Damas ?
Haytham Manna : Je ne crois pas aux bonnes volontés, seulement à ce que mes yeux me montrent. Pour l’instant l’armée reste déployée dans plusieurs localités. Si le régime finit par tenir parole et retirer ses troupes, nous le reconnaîtrons. Dans l’ensemble des villes syriennes, nous avons des observateurs sur le terrain capables d’évaluer le respect par le régime du plan Annan. Le CNCD n’a jamais menti : quand il s’est passé des choses qui ne donnaient pas une bonne image de notre révolution, nous avons préféré dire la vérité.
Que pensez-vous du plan Annan ?
La promesse de financer la reconstruction par les pays du Golfe peut-elle suffire à nous rassurer ? Cela aura surtout le mérite de nous rendre dépendants de ces pays.
C’est pour nous la moins mauvaise des solutions proposées. C’est un compromis, et c’est ce qui caractérise une solution politique à la différence de la solution militaire qui ne vise qu’à vaincre. La solution politique permet aussi de faire deux économies, celle de la violence et celle des moyens. Nous assistons à des destructions humaines et matérielles massives à l’échelle nationale. La promesse de financer la reconstruction par les pays du Golfe peut-elle suffire à nous rassurer ? Cela aura surtout le mérite de nous rendre dépendants de ces pays. Nous préférons nous adresser à la Russie, capable de faire pression sur le régime syrien pour que celui-ci applique vraiment le plan Annan. Nous cherchons à mobiliser Moscou dans ce sens.
Comment jugez-vous la gestion internationale du dossier ?
La situation syrienne subit les contradictions des grands intervenants. Tous disent soutenir la solution politique et la mission de Kofi Annan, mais c’est un autre discours qui s’exprime dans les médias saoudiens et qataris, mobilisés pour la militarisation de la révolution. Connaissant l’indépendance très relative de ces médias, on devine que ce discours émane des gouvernements. Dire que l’on soutient la mission de Kofi Annan et en même temps appeler à l’armement de l’opposition, cela fait trop de contradictions pour des pays qui n’ont aucune expérience démocratique. Ils ne parlent que de changement de régime, mais celui qu’ils proposent à la place ne serait sans doute pas très différent.
Le CNCD fait-il du départ d’Assad un préalable aux négociations, comme le CNS ?
Nous voulons trois choses : que le régime abandonne l’option militaro-sécuritaire, libère les prisonniers politiques et permette aux observateurs internationaux et aux médias de circuler dans le pays.
Pour nous la question Assad n’est pas le point de départ du débat. Nous voulons la mise en œuvre immédiate de trois principes essentiels. Que le régime abandonne l’option militaro-sécuritaire, libère les prisonniers politiques et permette aux observateurs internationaux et aux médias de circuler dans le pays. La balle sera alors dans le camp de l’opposition pour organiser un congrès général et constituer une structure vraiment représentative. Alors nous serons en position de force pour négocier avec l’Etat. Nous sommes aujourd’hui en position de faiblesse. L’opposition est dispersée et mal représentée. Seul le CNS a été convié par les « amis de la Syrie » à Tunis et Istanbul, mais comment peut-on le qualifier de « représentant du peuple syrien » alors que les Kurdes l’ont quitté et qu’il y manque plus de la moitié des forces politiques syriennes ?
Que reprochez-vous au CNS ?
La révolution a débuté avec un mot d’ordre : la fin du despotisme et de la corruption. Maintenant le despotisme est apparu dans l’opposition, avec un CNS « seul représentant du peuple », et la corruption avec l’argent du Golfe. Nous n’en finirons pas comme ça avec la dictature. Fin décembre, nous avions en outre signé avec Burhan Ghalioun, le président du CNS, un accord qui stipulait la non intervention des puissances étrangères, la non confessionnalisation et la non militarisation du conflit. Mais le CNS a fini par le rejeter et suivre des directions contraires. Cet accord préconisait aussi l’établissement d’un état démocratique et civil impliquant la désacralisation de la vie politique. Les décisions politiques et législatives ne devaient en aucun cas être soumises à la censure du sacré. Le CNS a-t-il changé d’avis sur ce point ? Je ne sais pas, mais les termes primordiaux de notre accord ont été rompus.
Quels sont vos rapports actuels ?
Ghalioun a tendance à m’éviter mais nous sommes prêts à le rencontrer. Que le CNS mette de côté la guérilla, le corridor humanitaire, l’intervention militaire turque et l’intervention politique étrangère, et nous serons capables, entre Syriens, d’élaborer un bon programme politique. L’erreur est d’avoir fait croire à certains diplomates américains et européens que la reconnaissance du CNS comme seul représentant du peuple syrien obligerait les autres à l’intégrer. Et il ne sera pas facile d’arriver au rassemblement de l’opposition en donnant à un petit groupe bien financé beaucoup plus d’importance qu’il n’en a.
Les divergences CNS – CNCD reflètent celles entre islamistes et sécularistes ?
Si l’esprit wahabbite s’empare de la révolution, cela ne pourra être que nuisible et destructeur.
Je ne m’oppose pas par principe à des alliances avec les islamistes sur un programme clairement civil. J’ai organisé la rencontre de Rached Ghannouchi et Moncef Marzouki il y a quinze ans et j’ai signé l’accord de décembre en sachant qu’il y avait l’extrême-droite au sein du CNS. L’essentiel est de nous entendre sur un programme civil de référence. Les Frères musulmans qui dominent le CNS savent bien que 30% de la population n’est pas sunnite, que 10% des sunnites sont Kurdes et s’identifient comme Kurdes et non comme sunnites. En fait, 40% des Syriens seraient en rupture totale avec l’idée d’un État islamique et plus de la moitié des sunnites qui restent ne la supporterait pas.
Des djihadistes étrangers prennent part à l’insurrection…
Malheureusement, quand le ministre saoudien des Affaires étrangères dit qu’il va fournir des armes à l’opposition syrienne, des jihadistes du Golfe sont déjà sur le terrain, prêts à les recevoir. Si l’esprit wahabbite s’empare de la révolution, cela ne pourra être que nuisible et destructeur. Nous avons dit, avec le CNS, que nous nous opposions formellement à la présence des djihadistes. Ils ne viennent pas pour construire, mais pour détruire et leur cible est l’État. Nous faisons la distinction entre l’État et le régime. La destruction de l’État signifierait l’anarchie et la guerre, nous voulons au contraire la fin du régime pour construire la démocratie.
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Propos recueillis par Laurent de Saint-Périer
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