Algérie – Accords d’Évian : l’armée, les pieds noirs et la France

À l’occasion des 50 ans des accords d’Évian, qui mirent fin à la guerre d’indépendance algérienne, Jeune Afrique met au jour ses archives. Publié dans son n° 77 daté du 19 au 26 mars 1962, l’entretien qui suit a été réalisé avec Germaine Tillion, la célèbre résistante, ethnologue et militante anticolonialiste, qui s’est éteinte le 19 avril 2008 à l’âge de 100 ans.

Germaine Tillion à son domicile de Saint-Mandé, en 2000. © Manoocher Deghati/AFP

Germaine Tillion à son domicile de Saint-Mandé, en 2000. © Manoocher Deghati/AFP

Publié le 14 mars 2012 Lecture : 10 minutes.

Algérie – Accords d’Évian : les archives de Jeune Afrique
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Algérie – Accords d’Évian : les archives de Jeune Afrique

Sommaire

Germaine Tillion est de tous les universitaires français celle qui a suivi le plus intimement le développement du conflit algérien.

C’est Soustelle – au temps où il n’était pas ultra – qui l’a appelée en Algérie pour être sa collaboratrice au Gouvernement général. Elle a appris alors à connaître le pays et à approfondir ses problèmes. Depuis, elle a mis son intelligence et sa sensibilité au service de la décolonisation en Algérie.

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Voici un entretien qu’un de nos correspondants à Paris, a eu avec Germaine Tillion, quelques heures après la proclamation du cessez-le-feu.

On a reproché au gouvernement du Général de Gaulle d’avoir engagé la négociation beaucoup trop tard. Est-ce votre avis ?

Après les élections de décembre 1955, le gouvernement français a disposé d’un Parlement où la majorité avait été élue sur le thème « paix en Algérie » : quant à l’armée elle n’a commencé à basculer dans le galimatias des services psychologiques qu’un an plus tard, c’est-à-dire approximativement vers janvier 1957, à peu près au moment où Lacoste a cédé tous les pouvoirs civils aux militaires. Il y a donc eu à peu près douze mois, pendant lesquels on pouvait arrêter la guerre sans grand danger. A partir de janvier 1957 négocier devenait chaque jour inéluctable mais aussi plus difficile et dangereux.

Ensuite, il y a eu la corrida du 13 mai qui, ne l’oublions pas, a été déclenchée et menée par les chefs actuels de l’OAS…

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La Une du J.A. n° 77, du 19 au 26 mars 1962.

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Et le Général de Gaulle ?

A mon avis, il représente un personnage imprévu et imprévisible dans la trame des événements. Au moment du 13 mai son existence a permis une sorte de compromis tacite entre le Parlement (c’est-à-dire la légalité) et les éléments sensés de l’armée, fort heureusement majoritaires (c’est-à-dire la force). Le général de Gaulle, lui, était convaincu certainement, et depuis longtemps, de la nécessité de « décoloniser » – n’oubliez pas qu’il a fait « en touriste » un petit tour du monde quelques années plus tôt… Après le 13 mai, le général de Gaulle a fait deux ou trois voyages d’inspection en Algérie, dont la presse a parlé, mais sans détails ; il a dû se rendre compte alors de la situation réelle, et du risque pour la France d’un second 13 mai déclenché immédiatement après l’autre, au moment où la bande d’Alger, c’est-à-dire les hommes de l’OAS, tenait encore en main des leviers de commande essentiels…

Ne pensez-vous pas que dès le mois de décembre 1960, après les manifestations musulmanes, les sentiments des Algériens pro-FLN, pro-indépendance, étaient clairement apparus à l’ensemble des cadres militaires ?

Ils sont apparus aux yeux des gens qui étaient prêts à voir la vérité, c’est-à-dire, comme toujours, ceux qui l’avaient déjà vue. « Tu me cherches, donc tu m’as déjà trouvé », dit Dieu… Mais il faut aussi savoir que le métier d’un officier en Algérie a été un métier très dur, très absorbant matériellement ; chacun d’eux avait donc très peu de temps pour lire et lisait presque uniquement des journaux écrits pour lui mais jamais pour l’informer, tout au contraire : pour le « doper », pour le « conditionner » le transformer en instrument, en chose, afin qu’il traite, à son tour, les Algériens comme des objets. Ces journaux furent de l’intoxication pure et systématique…

Finalement les plus obstinés seront amenés à se résigner, d’autant plus qu’ils ne peuvent pas faire autrement.

Or « être intelligent » cela veut dire « raisonner intelligemment sur les données qu’on possède » – quand les données sont fausses, l’homme le plus intelligent raisonne de travers, c’est si vrai que tous les officiers supérieurs qui ont vu clair sont des hommes qui ont voyagé…

Il existe des officiers français qui croient à l’Algérie française. Comment, à votre avis, vont-ils s’accommoder de la paix par la négociation ?

Je pense que les conditions même de la paix sont de nature à les « pacifier » : elles ne sont pas des conditions de défaite, ni pour les Algériens, ni pour les
Français… Finalement les plus obstinés seront amenés à se résigner, d’autant plus qu’ils ne peuvent pas faire autrement.

Croyez-vous que la minorité européenne va suivre les meneurs de l’O.A.S. ?

Ce dont j’ai peur c’est qu’elle ne comprenne pas – la nature de ces accords : l’élément le plus dynamique de la foule européenne, c’est précisément l’élément le moins informé, je dirai même : le moins informable, c’est-à-dire des gens qui, eux non plus, ne lisent pas plusieurs journaux. Je me demande même comment on pourra leur faire comprendre les garanties et les protections qu’on leur assure… D’autant plus que, sur des points importants. Les textes sont vagues. Pour commencer, on nous parle de « Français » d’Algérie mais on oublie de nous dire ce que c’est qu’un Français en Algérie, plus encore qu’ailleurs. Cela vaudrait la peine de s’expliquer…

Au fond, ce n’est pas tellement les accords que le fait d’entrevoir une Algérie indépendante qui les terrifie. De quoi ont-ils peur ?

Ils ont peur qu’on leur fasse ce qui a été fait aux Algériens. Ils sont très informés de ce qui a été fait aux Algériens et plus ils savent et connaissent les souffrances qui ont été infligées à ce peuple, plus ils se révoltent à la pensée de les supporter à leur tour, et ils ne se rendent même pas compte que tout le monde est d’accord – Français et FLN – pour essayer de les protéger contre toutes représailles, et que c’est l’OAS, par les plus horribles moyens qui s’efforce de galvaniser les Algériens contre la masse française…

Les gens de l’OAS préfèrent ce qu’ils appellent « leur honneur » à tout ce pour quoi ils ont laissé souiller cet honneur.

Quel phénomène anime à votre avis les dirigeants de l’OAS ?

Parmi les dirigeants de l’0AS figurent beaucoup de gens qui ont peu de relations avec les masses françaises d’Algérie : ils ne les comprennent pas et ils ne les aiment pas. Ils se sont battus abstraitement pour gagner une guerre… Aujourd’hui, ils se solidarisent (ou même se confondent) avec les gens qui ont commis en Algérie ce qu’on appelle des crimes de guerre. Du coup, naturellement, ils connaissent ces crimes encore mieux que vous  et moi, et c’est pourquoi ils préfèrent tout au risque de les voir étaler au grand jour d’un tribunal… Ils préfèrent ce qu’ils appellent «  leur honneur » à tout ce pour quoi ils ont laissé souiller cet honneur…

Vous parlez des responsables de la bataille d’Algérie de 1957 : Salan. Godard ?

Il y a deux vrais responsables de la bataille d’Alger : Salan et Lacoste. Un responsable militaire : qui a autorisé, commandé les crimes de guerre… Un responsable civil : qui a poignardé le régime républicain en France, en cédant en Algérie tous les pouvoirs civils à Salan… Les autres militaires et civils ont obéi à des ordres… Certes. On peut louer des officiers supérieurs comme le Général de Bollardière (et d’autres) ou des hauts fonctionnaires tels que Paul Teitgen (et d’autres) qui ont eu assez de discernement pour voir d’emblée jusqu’où ces ordres les entraînaient et nous entraînaient, mais ceux qui ont suivi et se sont trouvés compromis progressivement dans des horreurs avant de s’en être rendu compte ne sont que des hommes simplement ordinaires…

Maintenant certains d’entre eux sont pris dans une solidarité extrêmement dangereuse pour la paix publique en France, et cette solidarité s’étend loin ; elle explique les acquittements scandaleux auxquels nous avons assisté…

Mais alors, que risque-t-il de se passer ? Croyez-vous, comme semble le supposer le Général de Gaulle et le FLN, que l’annonce officielle du cessez-le-feu va très vite réagir sur la situation en Algérie, dégonfler le mythe de l’OAS ?

Je crois que le FLN sera assez sage pour interdire tous les règlements de compte dans les campagnes où son autorité s’exerce absolument. A partir du moment où les campagnes seront entrées dans la paix réelle sans effusion de sang, sans « épuration ». Il est probable que cela se saura très vite dans Alger et Oran, parce qu’il y a osmose entre la campagne et la ville.

Comment la période transitoire va-t-elle se passer selon vous en Algérie ?

Aujourd’hui la situation qui est faite aux vrais acteurs du drame algérien est encore pire que celle que nous avons connue en 1945, car nous avons pu ignorer les Allemands (ou faire semblant) pendant une dizaine d’années… Mais pour les Algériens pas de halte ; pas de délais : il faut tout de suite, sans transition, commencer à embrasser leurs ennemis avant d’avoir tout à fait fini de les étriper, ou d’être étripés par eux…

Vu de loin : c’est beau, édifiant, prêchi-prêcha, de près cela fait mal au ventre… Pourtant il le faut ou alors cela ne valait pas la peine de tant souffrir, de tant lutter, car ceux qui se battent – vainqueurs et vaincus, victimes et bourreaux -, ils meurent (ou ils n’en valent guère mieux de toutes façons), donc pour les uns et les autres, la finalité du combat ce n’est jamais eux-mêmes mais c’est forcément quelque chose au-delà d’eux-mêmes – disons : une patrie.

Ceux qui veulent partir, il faut les aider à partir, et ensuite ceux qui veulent revenir, il faut les aider à revenir…

Croyez-vous qu’après sept années de guerre horrible, une coopération soit encore possible d’abord entre les Européens ?

Les Européens vont s’en aller massivement dans les semaines qui viennent et ils reviendront ensuite dans les mois qui suivront.

Pourquoi ?

Ils vont s’en aller dans la période où ils auront peur et, à mon avis, il faut les laisser faire : ceux qui veulent partir, il faut les aider à partir, et ensuite ceux qui veulent revenir, il faut les aider à revenir… Ils reviendront dans la mesure où ils se sentiront rassurés et je crois que le FLN va faire tout ce qu’il pourra pour les rassurer… Encore qu’il existe une beaucoup plus grande unité en Algérie qu’en France. Je suis persuadé qu’il aura des difficultés…

Dans les accords tels qu’ils se présentent, n’y a-t-il pas danger, à votre avis, que l’État algérien ne puisse réaliser les réformes socialistes qu’il souhaite faire  ?

Si, bien entendu… de même que nous avions, nous Français, un objectif vital – je dirai honorable et vital – à ne pas abandonner nos compatriotes d’Algérie et à ne pas accroître nos divisions intérieures par une injustice à leur égard. Du côté algérien, il y a un intérêt non moins vital qui est de mettre en place une grande réforme de structure et notamment la réforme agraire. Mais je ne crois pas que ce soit la réforme agraire qui soit, gênée par les accords parce qu’en fait les Français d’Algérie propriétaires de grands domaines sont fort peu nombreux : un millier peut-être et de toutes façons c’est la France qui les dédommagera.

Les Algériens vont avoir de bien plus grandes difficultés dans leur réforme agraire avec les terres possédées par des Algériens…

Revenons au problème de la coopération avec la France. L’Algérie peut-elle aujourd’hui former des cadres sans l’assistance technique de la France ou des pays européens ?

L’Algérie est à mon avis de tous les pays d’Afrique, celui qui a le plus de cadres, mais la compétition ne se fait pas dans le monde africain, elle se fait dans le monde entier, c’est dire qu’à l’heure actuelle le pays qui naît doit viser, non pas à être l’égal du plus faible –  mais à être au niveau du plus instruit.

La présence d’une colonie de 400 ou 500 000 Algériens travaillant en France vous paraît-elle bénéfique pour l’Algérie comme une école de cadres ? 

Oui, une école de cadres, mais aussi une ressource et une ressource nette parce qu’il est certain que les investissements économiques étrangers sont à double tranchant : il est évident que le capitaliste qui envoie de l’argent en Algérie ou en Afrique compte bien en recevoir un bénéfice et ce bénéfice il le prend. Il l’emporte, ce qui crée une situation extrêmement malsaine dans le pays dont tous les capitaux sont étrangers et dont, automatiquement, tous les bénéfices sont exportés hors des frontières. Dans le cas du travailleur en France, ce travailleur envoie exactement toutes ses économies en Algérie, sans aucune contrepartie : c’est l’inverse, c’est lui qui exporte une marge bénéficiaire, celle de son travail.

Le plan de développement de l’Algérie ne devrait-il pas consister à développer d’abord le niveau de vie des masses rurales, à former des cadres et à l’industrialiser qu’au fur et à mesure du développement du pouvoir d’achat ?

Ce que je souhaiterais dans tous les pays qui sont dans le cas de l’Algérie, c’est que tout puisse être mené en même temps parce qu’il n’y a pas de temps à perdre : tout retard pris maintenant va se payer au décuple dans les années qui viennent, à cause de l’accroissement de la population. Mais c’est certain qu’il faut donner une priorité à deux choses : l’instruction des masses et la viabilité.

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