Mohamed Adel Ben Ismaïl : « Une opération de déconfiscation des biens du peuple tunisien »

En charge de la récupération des biens mal acquis par les proches de l’ancien président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali, le magistrat Mohamed Adel Ben Ismaïl répond aux questions de jeuneafrique.com à l’occasion de la remise d’un premier rapport au président de la République. Interview.

La commission de Mohamed Adel Ben Ismaïl s’occupe de 320 sociétés tunisiennes. © D.R.

La commission de Mohamed Adel Ben Ismaïl s’occupe de 320 sociétés tunisiennes. © D.R.

Julien_Clemencot

Publié le 7 décembre 2011 Lecture : 6 minutes.

La famille de l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali avait instauré la prédation économique en style de gouvernance. Pas un secteur n’avait échappé à son appétit. Un système mafieux extrêmement sophistiqué dont les ramifications se perdent dans les paradis fiscaux et les places boursières du monde entier. Chargé par l’État de remonter la piste des bien mal acquis, Mohamed Adel Ben Ismaïl, ex-patron de la chambre de commerce de Tunis, explique à jeuneafrique.com comment il a procédé, aidé par des bataillons de juristes et d’experts comptables. Une lourde responsabilité qu’il assume avec gravité et sobriété. Selon ses estimations, le travail de la commission de confiscation qu’il dirige devra probablement se prolonger encore un an pour que tous ses dossiers soient bouclés. Des investigations auxquelles peu de Tunisiens contribuent en donnant des informations, regrette le magistrat, qui vient de rendre son premier rapport à la présidence tunisienne.

Jeuneafrique.com : Après neuf mois de travail, vous venez de rendre votre premier rapport au président de la République, quel bilan tirez vous de votre action ?

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Mohamed Adel Ben Ismaïl : À ce jour nous sommes encore à la moitié du chemin. Car il y a eu transfert (à l’État, NDLR) des actions de 116 sociétés. Il en reste encore 204 pour lesquelles nous devons encore mener des investigations, probablement pendant une année. En tout, nos travaux concernent 320 sociétés.

Comment avez-vous procédé ?

Nous sommes partis de la liste de 114 personnes présentes dans le décret-loi de confiscation du 14 mars 2011. Puis, nous avons passé en revue le patrimoine de chacune d’entre elles. Une fois l’état des lieux effectué, nous avons procédé à des mises sous séquestres pour les biens physiques et à la nomination d’administrateurs judiciaires pour les personnes morales.

Concernant les sociétés, il a fallu ensuite procéder à des investigations pour déterminer la structure de leur capital, le taux de participation de la personne visée et l’origine de la participation.

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Votre champ d’intervention était-il clairement défini ?

Pas exactement. Nous avons donc commencé par une revue de la « littérature » pour nous inspirer de l’expérience de la Tunisie en 1957 après l’indépendance, mais aussi de la manière dont la France a agi après la seconde guerre mondiale en 1945 et de l’exemple italien lors du démantèlement de branches de la mafia.

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À quelles difficultés vous êtes vous heurté ?

En 1987, les proches de Ben Ali n’avaient pas 5% du potentiel économique qu’ils détenaient au moment de la révolution.

La confiscation des sociétés appartenant à un groupe pose un problème parce que il faut faire la différence entre les participations directes et indirectes. Ainsi pour saisir les actions d’une filiale, il faut au préalable saisir celles de la société mère. Seules des investigations poussées et des preuves recoupées ont pu nous permettre de déterminer si les biens ont été acquis sur la base de délits d’initiés, de jeux d’influence… Une chose est sûre : en 1987, les proches de Ben Ali n’avaient pas 5% du potentiel économique qu’ils détenaient au moment de la révolution.

Est ce que vous avez été surpris par le système mafieux mis en place ?

Non, sauf peut être par son ampleur. On parle de confiscation, mais il s’agit pour nous en fait d’une opération de « déconfiscation » des biens du peuple. Pas un secteur n’était à l’abri : du transport – terrestre, maritime, aérien – à l’industrie, en passant par l’immobilier, l’agriculture, le commerce ou le tourisme. La sophistication des montages juridiques et financiers aussi est impressionnante. C’est le le résultat de grands experts et de banquiers internationaux connus pour ce travail.

Qui sont ces orfèvres ?

Tout le monde les connaît, je ne souhaite pas en dire plus.

Que vont devenir les sociétés nationalisées ?

L’État ne veut pas garder tout ce patrimoine. Je pense qu’il va céder ces entreprises au secteur privé une fois qu’elles auront retrouvé leur équilibre. À coté de la commission de confiscation, une seconde commission a été créée via le décret loi du 14 juillet au sein du ministère des Finances pour la gestion de ces biens. Le rôle de celle-ci est de prendre le relais, de nommer des dirigeants, des représentants de l’État dans les conseils d’administration et ensuite de piloter les appels d’offres en cas de cession.

Est ce que vous avez subi des pressions depuis votre nomination ?

Jamais. Et nous avons pu auditionner toutes les personnes que nous souhaitions entendre pour avoir leur point de vue, par exemple, sur un montage financier.

Combien de personnes travaillent avec vous ?

Je travaille avec une équipe d’une dizaine de juristes et je supervise aussi le travail d’experts comptables. Pour chaque société, un ou deux ont été désignés comme administrateurs. D’autres experts peuvent être mis à contribution pour des missions bien déterminées. La commission peut aussi demander des informations à n’importe quelle instance du pays, aux tribunaux, aux administrations.

Les associés des proches de Ben Ali vont-ils être inquiétés ?

Il faut faire la part des choses, surtout pour les entreprises à responsabilité limitée. Parmi elles, il y a des sociétés qui ont été créées sans les proches de l’ancien président, avant que ces derniers ne s’imposent comme partenaires. Il ne faut pas instaurer de double peine. S’il s’avère que certains ont collaboré étroitement et ont ainsi bénéficié d’avantages, des confiscations seront certainement ordonnées. Mais généralement, les participations des membres de la famille s’élèvent à 80 ou 90 %. Dans les sociétés anonymes, les autres participations servent juste à compléter le quorum du conseil d’administration.

La liste des entreprises confisquées va t-elle être rendue publique ?

Oui pour celles dont la propriété a été transférée. Pour les 204 sociétés restantes, le travail d’investigation est en cours, nous n’avons pas intérêt à divulguer leurs noms.

Connaît-on la valeur totale des entreprises confisquées ?

Nous n’avons pas encore fait d’audit pour déterminer la valeur des sociétés mais il devra figurer dans le rapport définitif à l’issue du travail de la commission pour établir le montant financier transféré à l’État.

Certaines de ces entreprises connaissent-elles des difficultés ?

Non, pas au sens de la loi de 1995 sur le redressement des entreprises en difficulté, mais pour évoluer convenablement, elles ont besoin d’un climat serein économiquement. Le désordre [lié à la procédure de confiscation, NDLR] induit une absence de prises de décisions quand il s’agit de coordonner plusieurs intervenants, comme l’administration, le secteur bancaire… Elles fonctionnent sans atteindre leur vitesse de croisière. Il y a des difficultés au niveau de la prise de pouvoir. L’administrateur doit à chaque fois référer au juge commissaire pour prendre des décisions. Mais ce n’est plus le cas quand l’État désigne un PDG.

Pour le groupe Carthago de Belhassen Trabelsi, on retrouve dans le capital des fonds basés dans des paradis fiscaux comme le Panama, les Îles Caïman, ou encore les Îles vierges britanniques.

Y aura t-il des recours possible pour les personnes dont les biens auront été confisqués ?

Les textes ne prévoient pas de recours, mais je pense qu’une action en justice sera possible. La confiscation s’insère dans le cadre d’une justice transitionnelle.

Démêler l’enchevêtrement des participations vous a-t-il entraîné hors de Tunisie ?

Oui, pour quelques sociétés, comme par exemple le groupe Carthago de Belhassen Trabelsi, on retrouve dans le capital des fonds basés dans des paradis fiscaux comme le Panama, les Îles Caïman, ou encore les Îles vierges britanniques.

Pensez-vous qu’il y a beaucoup de gens impliqués dans le système Ben Ali qui échappent aux poursuites ?

Effectivement, ces gens là sont ceux qui ont aidé les proches de Ben Ali. On les trouve dans les milieux d’affaires, dans l’administration, le secteur bancaire… Au moment opportun, il faudra sans doute faire appel à une justice transactionnelle [amendes…, NDLR]. Mais ce temps-là n’est pas encore venu.

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Propos recueillis à Tunis par Julien Clémençot

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