Boualem Sansal : « Je suis légitime en Algérie, c’est au pouvoir de partir »

Non, il n’est pas exilé en France ! Non, il n’a pas sa langue dans sa poche ! Avec la publication de son sixième roman, « Rue Darwin », l’écrivain algérien Boualem Sansal démontre qu’il n’a pas l’intention de s’assagir. Entretien avec un homme qui, sans jamais perdre son humour quelque peu désespéré, rêve à l’oral comme à l’écrit d’une Algérie qui aurait exorcisé ses démons.

Boualem publie son sixième roman, © AFP

Boualem publie son sixième roman, © AFP

Renaud de Rochebrune

Publié le 5 octobre 2011 Lecture : 19 minutes.

Boualem Sansal, ingénieur diplômé et docteur en économie, est devenu écrivain sur le tard, à la fin du 20e siècle, la cinquantaine arrivée. Une entrée en littérature grâce à un roman envoyé par la poste chez Gallimard, Le serment des barbares, qui, en Algérie, ne pouvait qu’avoir valeur d’engagement en ces temps où l’islamisme faisait encore souvent régner la terreur. Elle fut d’autant plus remarquée que la verve de l’auteur et son style puissant et ironique, comme sa langue volontiers truculente, le hissa tout de suite sur le podium des écrivains algériens contemporains majeurs. Une gloire qui, rapidement, lui vaudra quelques ennuis, notamment professionnels, avec des autorités qu’assurément il ne ménage pas – c’est un euphémisme – dans ses écrits.

Avec son sixième roman, Rue Darwin, il démontre aujourd’hui qu’il n’a pas l’intention de s’assagir. Racontant l’histoire depuis l’enfance du narrateur, nommé Yazid et manifestement le double de l’auteur, ainsi que de sa famille dispersée autour de la planète, il nous fait revisiter de façon peu banale l’histoire tourmentée de l’Algérie depuis soixante ans. En évoquant des situations et surtout des personnages pour le moins hauts en couleurs qui ont marqué l’existence de cet homme parti, après la mort de sa mère, à la recherche de ses origines et des secrets, potentiellement honteux, qui les entourent. La figure centrale de cette « saga » peu conventionnelle sera celle de l’étonnante grand-mère de Yazid, à la fois chef de tribu, mère maquerelle et femme d’affaires richissime capable de subjuguer tous les hommes de pouvoir.

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Tous les personnages et ce qu’ils ont vécu dans le livre est à considérer comme authentique, nous assure Boualem Sansal dans l’entretien qui suit. De quoi, évidemment, conférer encore plus de valeur aux propos de cet auteur qui conserve aujourd’hui une sympathique allure d’étudiant ou de professeur des années soixante-dix et qui, sans jamais perdre son humour quelque peu désespéré, rêve à l’oral comme à l’écrit d’une Algérie qui aurait exorcisé ses démons.

Jeune Afrique : Malgré votre regard pour le moins acerbe sur le régime, pouvez-vous continuer à vivre en Algérie ?

Boualem Sansal : J’y vis toujours. À Boumerdès. Cela surprend hors d’Algérie. Mais le plus étonnant, c’est que tous les gens en Algérie même sont eux aussi convaincus que je réside en France. A cause de ce que j’écris, et à cause de ce qu’ils pensent de moi. Encore récemment dans un blog, quelqu’un disait : oui, il critique l’islam et tout ça, mais de toute façon il vit dans un pays laïc, il peut tout se permettre. Et quand je rencontre quelqu’un en Algérie, je m’entends dire régulièrement : tu es là pour quelques jours ? Quand je réponds que c’est quand je suis ailleurs que c’est pour quelques jours, on a du mal à me croire, on veut même vérifier. Du coup, j’en arrive souvent à me demander pourquoi je suis si peu inquiété par les autorités [rires]. Je me dis que c’est probablement parce que je les sers …

Parce-que ce que vous écrivez démontre justement qu’on peut être très critique envers le régime, qui apparaît donc tolérant ?

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Je vais vous raconter une anecdote à ce sujet. C’était en 2003, pour la manifestation « Les belles étrangères » organisée chaque année par la France. C’était le tour de l’Algérie, et, comme ils le font toujours, ils avaient invité des écrivains vivant dans le pays. Six mois avant la manifestation ils avaient décidé d’aller voir chez eux une partie de ces écrivains afin de réaliser un film les montrant et les interrogeant dans leur cadre de vie. Quand la télévision, une équipe d’Arte, est venue me voir, elle voulait tourner dans ma ville de Boumerdès, d’autant qu’un un tremblement de terre avait eu lieu et que beaucoup de bâtiments, à commencer par ma maison, étaient plus ou moins détruits. Elle avait toutes les autorisations de divers ministères pour cela, mais des policiers descendus d’une voiture de patrouille, bientôt rejoints par des collègues en civil, nous ont empêché de tourner, armes au poing, sous un mauvais prétexte. « Vous n’avez pas le droit !», maintenaient-ils même après avoir vu les papiers officiels qu’on leur montrait. Car les autorisations, qui évoquaient « Alger, Tizi Ouzou, Bouira, etc », ne mentionnaient pas explicitement Boumerdès parmi les lieux de tournage prévus. On n’a pas insisté et on est donc reparti vers chez moi.

Quand le film a été projeté à Paris à la Bibliothèque nationale comme prévu, avant le début, il y a eu des discours, et notamment un de l’ambassadeur d’Algérie, édifiant, qui vantait la liberté d’expression et la démocratie dans son pays. En donnant comme preuve le fait qu’un écrivain comme moi, qui, disait-il, passait pourtant ses journées à étriller les autorités dans ses écrits, pouvait vivre tranquillement et sans aucun problème en Algérie. Il était très content de son discours … jusqu’à ce qu’on voit les images, car les caméramen, sans même que je m’en aperçoive, avaient filmé en catimini toute la scène on nous interdisait de tourner et le réalisateur l’avait inclus dans sa totalité dans le film. Remous dans la salle. À tel point qu’on a arrêté la projection puis qu’on l’a reprise, après des conciliabules, en accélérant les scènes qui me concernaient pour les neutraliser. À la fin, l’ambassadeur a foncé sur moi et m’a dit : « Tu le paieras très cher ! », ajoutant : « Pour le pays, c’est une insulte majeure, on ne te le pardonnera jamais ». Je lui ai alors fait remarquer qu’il n’y avait rien de si problématique dans ce film et qu’il s’était simplement mis lui-même en difficulté avec son discours mensonger. Et on en est resté là, après que je lui ai dit ce que je pensais de ses menaces.

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Moi, je suis légitime dans ce pays, dans mon pays, et non pas ceux qui le gouvernent.

Après avoir été limogé de votre poste de haut-fonctionnaire au ministère de l’industrie en 2003, suite à une interview qui avait déplu, avez-vous pu retrouver un travail comme on vous l’avait promis quelque temps après ?

On ne m’a en fait jamais proposé de nouveau poste. J’avais alors essayé de chercher du boulot mais apparemment c’était devenu impossible dans toute la fonction publique. J’avais essayé au moins de réintégrer l’université où j’avais déjà travaillé. Tous ceux que je contactais me disaient qu’ils seraient ravis de m’employer, que ce serait un honneur, mais que, de toute façon, cela ne servait à rien de tenter de le faire car la nomination serait bloquée. Les fonctionnaires d’un certain niveau sont nommés par arrêté du ministre, par un décret, et, si cela fait défaut, on ne peut pas payer celui qu’on emploie, me rappelait-on. Donc pas moyen de trouver un emploi avec un salaire dans le public. Et dans le privé,  je n’avais envie ni de travailler pour des sociétés étrangères – on me l’aurait d’ailleurs vivement reproché – ni pour des Algériens – en général, là, c’est bandits et compagnie. Alors, je n’ai jamais pu retravailler régulièrement.

Par chance, entre les ventes de mes livres, les prix que j’ai obtenus, les conférences et les rencontres rétribuées, même si cela ne représentait pas des sommes énormes, quand on les convertissait en monnaie locale, et comme je n’ai pas beaucoup de besoins, je pouvais m’en sortir. En dinars, c’est comme si on multipliait par dix ce qu’on a touché dans les autres monnaies. Heureusement, car ma femme, qui était enseignante, a elle aussi été quasiment forcée un peu plus tard de démissionner de son travail.

Et, après tout cela, vous n’avez pas songé à vous exiler ?

Tous les jours, j’y ai pensé, et j’y pense encore. Tous les jours. C’est invivable. A chaque fois que j’allume la télévision, je me dis : « c’est pas possible ». Et quand je sors, je me dis la même chose. Pourquoi je ne l’ai jamais fait ? D’abord, quand elle était encore vivante, je me disais que je ne voulais pas laisser ma mère âgée derrière moi. Puis j’ai pensé aussi, avec mon côté orgueilleux : ce n’est pas à moi de partir ! Moi, je suis légitime dans ce pays, dans mon pays, et non pas ceux qui le gouvernent, avec leur gestion calamiteuse. Ils nous poussent à partir, mais il n’y a pas de raison de s’y résoudre. C’est au pouvoir de partir !

Votre dernier livre, autant ou plus encore que les précédents, porte des accusations graves – incompétence mais aussi enrichissement, etc – contre les dirigeants algériens, jusqu’au président qui apparaît sous le nom transparent d’Abdelaziz 1er. Et met en scène des personnages incroyables, comme cette Djéda qui régente la famille hors norme du narrateur, son petit-fils. C’est du roman ou cela renvoie toujours de près ou de loin à la réalité, comme vous le laissez entendre en disant parfois que vous n’avez pas d’imagination ?

Je n’invente rien. Bien sûr, il y a quelques rares personnages ajoutés ou transformés pour ménager les susceptibilités et brouiller un peu les pistes vis à vis de ma famille. Mais, à ces exceptions près, tout ce que je raconte est authentique et tous les personnages sont réels. Djéda, devenu chef de sa tribu à la mort de son père, par ailleurs patronne de bordels dans plusieurs villes, était bien de ma famille. J’ai effectivement vécu enfant dans cette sorte de phalanstère qu’elle avait créé dans son village. Et les quintaux d’or qu’elle a donné avant au gouvernement de Ben Bella quand on a créé le dinar, c’est vrai. Comme tout le reste.

Mais alors, si tout ou presque est vrai dans ce livre comme dans les précédents, votre vie est un roman, une série de romans même…

Absolument. Même s’il y a bien sûr dans mes livres une façon particulière de raconter les choses. Et si parfois je n’écris pas seulement à partir de ce que j’ai vécu mais aussi à partir de ce qu’on m’a rapporté. Notamment quand j’étais dirigeant d’entreprise avec mes interlocuteurs ou au cours de mes déplacements. Par exemple, pour mon livre précédent, Le village allemand, c’est quand j’étais directeur au ministère de l’Industrie que j’ai découvert au cours d’une mission à côté de Sétif l’existence incroyable d’un petit village qui ne ressemblait à aucun autre village algérien, tellement il était bien tenu, avec des fleurs ici et là comme nulle part ailleurs, etc. On m’a appris qu’on l’appelait le « village allemand » car il y avait justement un Allemand qui habitait là depuis la guerre, un ancien nazi qui avait rejoint la Révolution et qui avait transformé la physionomie du lieu. Je suis tombé ensuite sur le cinéaste Lakhdar Hamina, originaire de la région, qui m’a dit qu’il connaissait cette histoire, ce qui a renforcé ma curiosité. J’ai alors un peu enquêté et c’est comme cela que sur la base de faits réels, comme toujours, j’ai écrit ce livre.

On est dans une situation telle qu’il n’y a rien qui soit aimable dans le pays. On est comme des gens enfermés qui deviennent fous.

Vos détracteurs algériens, en se référant à vos écrits sur l’Algérie, vous reprochent souvent de ne pas aimer votre pays. Vous en parlez avec passion, mais en contestant tout ce qui s’y passe. Alors, ont-ils totalement tort ?

C’est mon pays. Et mon rêve, ce serait qu’on y vive en paix, en démocratie. Au moins qu’on y vive comme on vit au Maroc ou en Tunisie. Mais à cause de la malédiction du pétrole et – excusez l’expression – de cette armée et de ce pouvoir de merde, on est dans une situation telle qu’il n’y a rien qui soit aimable dans le pays. On est comme des gens enfermés qui deviennent fous. Vivre en Algérie, avec cette violence, cette corruption, c’est très difficile. Il y a encore trois jours, j’ai dû aller à la mairie, j’ai pu encore voir qu’on nous traite comme des chiens. Et je ne vise pas que les dirigeants, ce n’est pas Ben Bella qui me recevait, ce n’est pas Bouteflika, on est tous concernés. La saleté, le délabrement du pays, c’est nous tous. Dix ans de guerre civile nous ont rendus insensibles à tout. Et avec l’argent du pétrole, on est dans un matérialisme débridé. Comment on va s’en sortir ? Mais, je l’ai dit, en fin de compte, je n’ai pas envie de partir, c’est mon pays, et chacun doit pouvoir lui apporter son petit quelque chose.

D’autant que vos livres sont totalement imprégnés de l’Algérie. Pourriez-vous les écrire ailleurs ?

Ça me paraît difficile. Mais quand je vois Yasmina Khadra, qui écrit bien lui aussi sur l’Algérie, ou quelques autres, je me dis qu’au fond c’est possible. Je pense d’ailleurs pouvoir écrire sur autre chose que l’Algérie.

Vous dites que ce que vous écrivez est vrai, mais, vu ce que vous dites de votre pays, on peut penser que le contenu de Rue Darwin, et notamment la présence centrale d’un bordel dans le récit, peut fonctionner aussi de façon métaphorique…

En effet, je l’ai découvert après, mais ça fonctionne merveilleusement. Le foutoir, la présence de bâtards, comme le narrateur, dans ce pays où l’on a été sans cesse métissé depuis 2000 ans, tout fonctionne très bien. Précisons d’ailleurs tout de suite que c’est un atout, ce métissage. Je suis atterré par mes compatriotes qui rêvent de pureté de la race. Il y a encore quelques jours, je discutais avec une amie, une femme très intelligente, qui me disait : « moi je suis une vraie arabe ». Pourquoi « vraie », cela veut dire quoi ? Cela me fait peur. La pureté, ça se mesure ? Cela ne suffit pas d’être arabe, ou berbère ?

Rue Darwin se passe en grande partie pendant l’enfance du narrateur, donc pendant la guerre d’Algérie. Et pourtant cette guerre ne paraît pas si présente, elle paraît même parfois lointaine. C’est comme cela que vous l’avez vécu enfant ?

Il est vrai que surtout au début, quand le narrateur vit dans son village, tout comme moi, il ne la voit pas, cette guerre. En 1954 ou 55, j’avais 5 ou 6 ans alors, on entendait dire qu’il y avait eu des morts, que le camion qui ramasse les ordures avait été attaqué par des hommes qu’on traitait de bandits. C’est tout. Car le FLN n’existait pas encore dans la conscience populaire. Puis un jour on a vu débarquer l’armée française. On trouvait ça passionnant, voir des GMC américains, des militaires et leurs armes, on courait après eux dans le village. De plus, ces militaires qui n’avaient pas de caserne se sont installés chez ma grand-mère, chez Djéda, donc chez nous. Et on ne savait pas ce qu’ils faisaient. Tout a changé avec mon arrivée à Alger, en pleine bataille d’Alger en 1957.

Là j’avais l’âge d’être conscient, de parler un peu de la guerre avec les copains, même si on ne se sentait pas forcément très concerné. On s’amusait, on répétait ce qui se disait, aussi bien contre le FLN que contre « les Français, qui sont des salauds » ». Au lycée, quand j’y suis rentré, je suis allé dans une section latine, donc j’étais le seul Algérien dans ma classe. Mais comme je connaissais les jeunes du quartier, je n’y ai pas fait attention. Je n’ai pris conscience que j’étais différent des autres 20 ou 25 élèves que lorsque l’un d’eux, fils d’un procureur, un grand alors que j’étais chétif, m’a un jour tabassé, quasiment à mort, dans un vestiaire de la salle de gymnastique, me disant « qu’est-ce que tu fais avec nous, va avec les tiens ». Alors que je le prenais pour un copain.

Je ne sais ce qui avait pu se passer, ou ce que son père lui avait raconté. Je me suis caché, je n’ai pas voulu le raconter à ma mère, qui a appris deux jours plus tard que je n’avais pas été au lycée. Là, évidemment, j’ai commencé à avoir une claire conscience des choses. Mais, de toute façon, la séparation était en train de devenir totale. Les pieds noirs étaient d’un côté, les Algériens, les musulmans comme on disait à l’époque, étant d’un autre côté. On a dû quitter la rue Darwin, qui était devenue une frontière, pour déménager un peu plus loin. Mais c’est vrai que je ne parle guère de cela dans le roman. Ce n’était pas mon propos principal et je ne voulais pas écrire 600 pages.

Le fait que vous ayez été choisi comme héritier de votre grand-mère maquerelle par celle-ci est exact ?

Mais oui. Un jour, encore enfant, ma mère nous avait amené chez le notaire. Je n’avais rien compris. Et on avait alors refusé l’héritage, car ma mère considérait que c’était de l’argent du malheur, du vice, dont elle ne voulait pas pour ses enfants. Djéda, je l’ai appris après, avait des biens partout. Cela a été pillé après l’indépendance. Notamment le palais qu’elle avait acquis au début des années 1950 à Alger, celui de la reine Ranavalona III, la dernière qui avait régné à Madagascar et qui avait été exilée en Algérie par les Français. Elle est morte mystérieusement en 1917 alors qu’elle habitait encore ce palais dans lequel Djéda a reçu Ben Bella et Nasser peu après l’indépendance, ce qui a fait d’elle une héroïne de la Révolution ! Maintenant, ce palais est devenu la propriété de Bouteflika.

À vous lire, vous avez été fasciné par cette reine de Madagascar et, d’ailleurs, vous avez l’air de rejeter encore plus fortement la colonisation de la Grande Île que celle de l’Algérie …

Là, il faut faire une distinction entre les formes de colonisation. Madagascar, c’était une pure colonisation, de type militaire uniquement. Là il n’y a rien à discuter, c’est seulement quelque chose à corriger. En Algérie, il y a eu un peuplement. Et deux peuples ont vécu ensemble, même si c’était souvent dans deux univers différents, pendant plus d’un siècle. Il y avait donc à la fois le côté détestable de la colonisation, avec sa violence, l’inégalité, etc, mais aussi deux peuples. Qui sait ce qui se serait passé, quelle évolution se serait produite si cela avait duré plusieurs siècles. Regardez les États-Unis, la durée qu’il a fallu pour que les choses évoluent. L’indépendance de l’Algérie était évidemment inéluctable, mais était-il inévitable que les ultras de tous les côtés l’emportent à ce moment-là.

On dit souvent qu’après un grand traumatisme, il faut deux générations pour pouvoir enfin passer à autre chose. En Algérie, l’indépendance date de 50 ans, d’il y a deux générations. Cela vous fait-il espérer un profond changement pour bientôt ?

À long terme, on est forcément optimiste. On voit déjà que les jeunes, ceux qui ont de 20 à 30 ans, sont très loin de la guerre qui légitime encore le pouvoir actuel, celui qui nous dit : on vous a libéré, donc c’est nous les chefs. La biologie joue évidemment pour les jeunes. Ils finiront bien par être au pouvoir, au plus tard d’ici à une dizaine d’années quand les anciens auront disparu.

Il n’y a personne pour parler à la société, lui amener du sens, évoquer l’histoire, l’avenir.

Vous espérez plus de la biologie que d’une contagion de ce qu’on appelle le printemps arabe pour que l’Algérie change !

Parce qu’on n’a pas de société civile en Algérie. À cause de la guerre civile et de l’émigration qu’elle a provoquée, à cause du pouvoir qui l’empêche de jouer son rôle, il n’y a personne pour parler à la société, lui amener du sens, évoquer l’histoire, l’avenir. Ceux qui pourraient le faire sont exilés ou confinés à la marge. La jeunesse algérienne n’a aucune idée de ce qu’elle pourrait vouloir être. Il faut savoir qu’il y a beaucoup d’Algériens de 30 ans, à l’intérieur du pays, qui n’ont jamais vu un étranger, sinon à la télé ! Et personne ne peut leur proposer un regard critique.

Les personnages les plus forts, dans cette famille dont vous rapportez l’histoire dans Rue Darwin, ce sont les femmes. C’est d’elles que vous attendez le plus ?

Dans toutes les familles traditionnelles, c’est comme cela, les hommes sont des personnages insipides. Elles ne jouent peut-être pas un rôle politique, mais elles détiennent le vrai pouvoir, dans leur famille, leur milieu. Il va de soi qu’elles sont aussi compétentes que les hommes dans tous les domaines et qu’elles sont appelés à jouer un plus grand rôle. Mais la société freine.

Vous apparaissez, dans vos écrits, comme un farouche adversaire sinon de l’islam du moins de ses représentants dans la société et surtout des islamistes. Quel danger représentent-ils encore à vos yeux ?

La façon dont l’islam a été socialisé a créé un islam récessif, bête, craintif, qui ne regarde pas les choses en face.

Quand on critique l’islamisme, comme une idéologie totalitaire, qui mène à la violence, en Algérie maintenant il n’est pas difficile d’être entendu. On a expérimenté, on a donné, et tout le monde a vu le résultat. Les islamistes eux-mêmes ont d’ailleurs changé de discours, ils se réclament maintenant de la Turquie. L’islamisme, de toute façon, n’est pas tombé du ciel. Ils puisent dans le coran. Et on devrait donc pouvoir au moins débattre autour des écrits. Mais la façon dont l’islam a été socialisé a créé un islam récessif, bête, craintif, qui ne regarde pas les choses en face, n’affronte pas la réalité. Et c’est cet islam-là dont on a fait la religion d’État. Alors on peut se demander s’il ne faut pas aussi le détruire, cet islam replié, colporté par des ignares, qui refusent tout débat. En tout cas l’attaquer pour l’obliger à se poser des questions, à faire un travail de renouvellement.

Jusqu’à accepter qu’on parle de séparation de la religion et de l’État ?

Mais pourquoi pas. Le RCD, par exemple, est un parti qui prône très officiellement la laïcité. On doit pouvoir en débattre sans se lancer des anathèmes. Je ne sais pas si on arrivera à faire bouger les choses profondément de mon vivant, mais les digues finiront bien par s’ouvrir. C’est une chose formidable, la laïcité, et je suis étonné qu’on ne puisse pas en discuter partout comme on l’a fait en France en 1905.

Quelle est votre interprétation de ce qui se passe dans le monde arabe aujourd’hui. Un simple rejet des dictatures ou la naissance d’un nouvel individu arabe comme le disent certains ?

Je crois plus à cette seconde interprétation qu’à celle qui ne parle que des dictateurs. À la limite, les pouvoirs dictatoriaux, dans beaucoup de pays et en particulier en Algérie, on a fini par les accepter en attendant qu’ils disparaissent, avec l’idée que les régimes évolueront forcément. Alors que l’on voit à quel point tout est différent chez les jeunes. Ils ont rompu, comme jamais auparavant, avec les générations précédentes. Les évolutions technologiques, des mœurs – il n’y a aujourd’hui plus une fille de 20 ans qui est vierge dans les milieux un peu évolués dans les villes en Algérie -, font qu’ils sont complètement différents des vieux, avec lesquels ils n’ont même pas envie de discuter en attendant qu’ils disparaissent. Et l’évolution s’accélère.

Le narrateur de votre livre, qui est manifestement votre porte-parole, est en fin de compte quelqu’un sans grande ambition sinon un raté. Vous ne vous voyez quand même pas comme cela ?

Mais c’est bien mon cas. Je n’ai jamais eu beaucoup d’ambition. J’ai fait de bonnes études, j’aurais pu aller aux États-Unis travailler pour la NASA, elle me l’a proposé après des publications sur des turboréacteurs que j’avais faites dans des revues. Et j’ai vu tous mes frères réussir à l’étranger. Mais, moi, j’étais bien quand je travaillais comme fonctionnaire. Ce n’est peut-être pas un hasard si je suis devenu si tard un écrivain.

Écrire, pour vous, alors que le narrateur s’interroge tout le temps sur sa vie, sur ses origines, sur la vérité, sur la honte, n’est-ce pas une sorte d’auto-analyse permanente ?

C’est une question que je me pose. D’ailleurs, il y a quelque temps, j’ai reçu une invitation pour intervenir dans un grand congrès de psychanalystes. Je leur ai dit qu’il devait faire erreur. Pas du tout, m’a-t-on répondu, vous n’imaginez pas à quel point ce que vous abordez est intéressant pour nous. Je n’ai pas pu y aller, mais cela m’a fait m’interroger sur ce que je fouillais. Quand j’ai commencé à écrire, d’ailleurs, je m’étais dit que si je n’étais pas publié, cela resterait de l’ordre de la thérapie personnelle.

Avez-vous déjà l’idée directrice de votre prochain livre ?

Jusque-là, à chaque fois, j’avais l’idée de ce que j’allais faire après. De l’histoire dont j’allais parler. Mais là non. Si ce n’est que je me dis que je devrais peut-être écrire quelque chose de différent. À un moment donné, je voulais faire un récit sous forme de carnet de voyage en Kabylie. Je ne suis pas Kabyle, mais cette région est emblématique, elle a une aura incomparable. Ça viendra peut-être un jour.

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Propos recueillis par Renaud de Rochebrune

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