Jacques Sapir : le « double échec » américain après les attentats du 11 Septembre
En ripostant par la force aux attaques terroristes du 11 Septembre, les Américains n’ont pas restauré leur puissance perdue. Et ils ont contribué au déclenchement de la crise financière, quelques années plus tard. Selon Jacques Sapir, « ils sont tombés dans le piège qu’involontairement Oussama Ben Laden leur avait tendu. »
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, à Paris, l’économiste et historien Jacques Sapir est un spécialiste des questions stratégiques et de la Russie. Il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels Le Nouveau XXIe Siècle (Seuil, 2008) et La Démondialisation (Seuil, 2011). Il analyse ici les graves erreurs – économiques autant que sécuritaires – commises par l’administration Bush après la tragédie du 11 Septembre. Et leur contribution au déclin de l’Amérique. Interview.
JEUNE AFRIQUE : Depuis les années 2000, on parle beaucoup du déclin de l’empire américain. Les attentats du 11 Septembre ont-ils révélé voire accéléré ce déclin ?
JACQUES SAPIR : Ils ne l’ont certainement pas révélé, mais ils ont joué un rôle important en raison de la manière dont George W. Bush a voulu y répondre. Rien ne l’obligeait à s’engager dans la guerre en Irak alors que ce pays n’avait à l’évidence ni hébergé ni aidé Oussama Ben Laden. Les États-Unis n’avaient pas non plus besoin de s’engager dans cette politique intérieure de sécurité et de démantèlement d’une partie de la protection sociale. Il se trouve qu’en réponse à ces attentats l’administration Bush a tenté de restaurer la puissance américaine essentiellement
par la force. L’échec est patent.
Dans quels domaines ?
Sécuritaire, d’abord. Bien sûr, on peut dire qu’in fine les États-Unis ont réussi à stabiliser – très partiellement – l’Irak. Mais ils n’ont pas été capables de fournir des solutions au Moyen-Orient, de reformater l’environnement extérieur par la force. Échec économique, ensuite. Le coût de la guerre en Irak et en Afghanistan, auquel se sont ajoutés les cadeaux fiscaux faits aux plus riches, a creusé le déficit budgétaire et engagé un mouvement d’endettement des ménages sans précédent. C’est ce qui a déclenché la crise économique de 2007-2008, dont nous ne sommes pas sortis. C’est donc un double échec. Les États-Unis sont tombés dans le piège que Ben Laden leur avait involontairement tendu.
Étaient-ils déjà en position de faiblesse ?
C’est dans les années 1990-1992, au moment de l’effondrement de l’URSS, que les États-Unis, qui étaient alors les seuls à combiner puissance militaire et économique, influence politique et culturelle, ont été qualifiés d’hyperpuissance – mais par défaut. Car l’on savait déjà qu’ils connaissaient de sérieuses difficultés économiques, qu’ils seraient un jour dépassés par la Chine et que leur puissance militaire ne s’accompagnait plus de la capacité à fournir des solutions politiques aux conflits. Entre 1992 et 2000, cette hyperpuissance s’est délitée. Souvenons nous que Bill Clinton a eu, à certains moments, la tentation de faire exactement la même bêtise que Bush : il a menacé l’Irak, évoqué le cas afghan… Mais lui s’est arrêté à temps, sans doute en raison de la qualité de son équipe. Les démocrates avaient compris que les États-Unis ne pouvaient plus, à eux seuls, fournir une solution à la fois militaire et politique. Et, surtout, en payer le prix économique.
Pourtant, les États-Unis ont grosso modo gagné leur guerre contre le terrorisme. De l’avis des spécialistes, Al-Qaïda est affaiblie…
Al-Qaïda n’est qu’un aspect du problème. Certes, l’organisation était sur le déclin bien avant la mort de Ben Laden. Mais on voit émerger, en Asie et en Afrique, d’autres formes de terrorisme qui se réclament plus ou moins d’elle. Le problème de la sécurité globale des continents n’est pas résolu, les contrôles mis en place dans les aéroports après le 11 Septembre n’ont pas disparu… En désignant Al-Qaïda comme un Satan, on est passé à côté d’autres problèmes.
Lesquels ?
Il est clair que le phénomène du terrorisme est le résultat de problèmes non résolus, comme celui d’Israël et du futur État palestinien. Il est aussi le fruit de la mondialisation économique, qui crée des poches de pauvreté au moment où le mode de vie occidental devient de plus en plus prégnant. C’est de cette différence entre la manière dont vit une majorité de gens et leurs aspirations que naît une frustration immense qui peut dégénérer en terrorisme. C’était à cela qu’il fallait s’attaquer. Ni l’administration Bush ni le peuple américain n’y étaient prêts.
Barack Obama a toujours annoncé son intention de se désengager d’Irak et d’Afghanistan. Quel bilan faites-vous de son action ?
Obama a été avant tout élu pour lutter contre la crise bancaire. Mais il s’est aussi présenté comme le candidat des « internationalistes », qui allient la défense des principes américains et la reconnaissance des valeurs d’autres sociétés. Au-delà de ce discours, sa politique peut être considérée au mieux comme un demi-échec – et même un échec total s’agissant de la crise économique. Sur le plan politique, on voit bien qu’en Afghanistan on va remettre au pouvoir des talibans dont la seule qualité est qu’ils ne disent pas publiquement qu’ils sont antiaméricains. Le problème israélo-palestinien n’est pas réglé, et, s’agissant des « révolutions arabes », les Américains ont une position très ambiguë. Ils appuient le mouvement quand cela les arrange, comme en Libye. Mais ailleurs, comme en Égypte, ils sont sur une ligne conservatrice. Ce mélange des genres, ils vont le payer.
Dans le conflit libyen, les États-Unis ne sont-ils pas restés très en retrait ?
Il ne faut pas prendre les déclarations tonitruantes de Nicolas Sarkozy et David Cameron pour argent comptant. Les Américains ont été la puissance motrice de l’Otan. Même s’ils n’ont pas fait la majorité du travail, ils y ont largement contribué, notamment en alimentant en munitions la France et la Grande-Bretagne. En termes d’influence, ils espèrent en tirer profit.
Ils étaient pourtant réticents à s’engager…
Je ne partage pas cette analyse. Si le Premier ministre britannique et le président français se sont engagés dans cette opération, c’est essentiellement à la demande des États-Unis. On nous raconte un conte pour enfants en disant que Sarkozy a été convaincu par Bernard- Henri Lévy !
L’amiral Mike Mullen, l’un des plus hauts gradés de l’armée américaine, estime que « la plus grave menace qui pèse sur les États-Unis, c’est la dette ».
Il a raison. Les États-Unis ne pourront pas continuer à avoir l’instrument militaire dont ils disposent aujourd’hui – et qui est déjà plus faible qu’il y a dix ans –, si leur économie continue de reposer sur des bases aussi malsaines.
Obama a-t-il la solution ?
Quand il a été élu, il y a eu un débat entre ses conseillers : fallait-il sauver les banques ou re-solvabiliser les ménages américains ? Il a choisi la première solution. Le résultat est que la demande intérieure reste aujourd’hui extrêmement faible, que la productivité baisse et que les États-Unis sont confrontés à un énorme problème d’investissement. Les banques et les grandes compagnies américaines ont pour l’essentiel investi à l’étranger. Désormais, une bonne partie des infrastructures publiques ont dramatiquement besoin d’investissements. Or, la dette est devenue un problème majeur.
Pendant ce temps, la Chine marque des points…
Oui. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas dans la croissance chinoise des éléments de faiblesse. Mais, pour l’instant, les Chinois ont montré leur capacité à détecter, à évaluer et à corriger leurs erreurs avant qu’elles ne deviennent catastrophiques. Ils ont parfaitement compris la nécessité de se recentrer sur le développement du marché intérieur, de la consommation interne.
Le XXIe siècle sera-t-il chinois ?
Il faudrait pour cela que la Chine ait un projet d’hégémonie mondiale, ce qui ne me semble pas être le cas. Il est clair qu’elle veut être reconnue pour ce qu’elle est – la première puissance du monde – et mettre fin au « siècle des humiliations » (1900-1949). Mais il me semble qu’une fois surmonté ce complexe elle reviendra à ce qui est son point de gravité historique : un pays qui se méfie de l’étranger, qui ne veut pas se mêler de ses affaires ni qu’on se mêle des siennes. Cela pose un énorme problème : l’une des principales puissances du monde ne veut pas assumer ses responsabilités au niveau mondial.
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Propos recueillis par Joséphine Dedet
Lire aussi : "Le monde de l’après 11 Septembre : l’Amérique s’est trompée de guerre" dans le J.A. n° 2644 en kiosques du 11 au 17 septembre 2011.
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