Ramadan : ce que risquent les « déjeûneurs » au Maghreb
Entre revendications démocratiques et renouveau islamiste, le respect de la liberté de conscience est passé au second plan en ce ramadan 2011. Alors que le printemps arabe bat son plein, les non-jeûneurs risquent toujours gros au Maghreb. Enquête sur un paradoxe.
2011, un ramadan sous le signe de la révolution
Le Coran considère le jeûne du mois sacré comme l’un des cinq piliers de l’islam. Pourtant, il ne prévoit aucune pénalité à l’encontre de celui qui ne le respecte pas. « Il était tellement inimaginable de ne pas observer les règles du ramadan que le prophète n’a pas prévu de peine », avance Malek Chebel, anthropologue de l’islam. Du coup, les hommes ont dû pallier les omissions du texte sacré.
De Casablanca à Tunis, s’abstenir de jeûner pendant le ramadan est mal vu et peut avoir des conséquences assez désagréables pour les réfractaires. Peines de prison explicites ou contournement de la loi pour punir les « hérétiques du ramadan », pression sociale et animosité populaire… Chaque pays du Maghreb possède sa recette particulière pour réprimer les « non-jeûneurs ».
Le ramadan dans le Coran
Le Coran évoque le ramadan dans sa Sourate II. Il en fait une obligation divine, pilier de la foi islamique :
« O vous les croyants, le jeûne vous a été prescrit comme il a été prescrit à ceux qui vous ont précédés. Puissiez-vous craindre Dieu ». (Sourate II, Verset 183).
« Celui qui, parmi vous, est présent en ce mois, qu’il le jeûne ! » (Sourate II, Verset 185)
« Un nombre compté de jours, sauf si quelqu’un parmi vous est malade ou en voyage, il pourra rattraper le même nombre de jours ultérieurement. Ceux qui devraient jeûner mais ne le font pas doivent se racheter en nourrissant un pauvre. Celui qui concède un tel bien, cela sera compté pour lui, mais jeûner est encore mieux pour vous ». (Sourate II, Verset 184)
Selon la traduction de Malek Chebel, Le Coran, Le Livre de Poche, Fayard, 2009.
Au Maroc, l’article 222 du code pénal stipule par exemple que « tout individu notoirement connu pour son appartenance à l’Islam qui rompt ostensiblement le jeûne dans un lieu public pendant le ramadan est passible de un à six mois d’emprisonnement et d’une amende ». Une disposition dénoncée par certains citoyens, notamment regroupés dans le Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (Mali). Celui-ci avait tenté d’organiser un pique-nique public pendant le ramadan de 2009, mais il avait été finalement empêché par les forces de l’ordre. L’année suivante, le mouvement s’était organisé sur Facebook.
Concentré de piété
Que se passe-t-il donc, en cette année d’éclosion du printemps arabe ? Le Mouvement du 20 février, fer de lance de la contestation dans le pays, n’a pas repris à son compte la revendication du Mali, qui semble avoir été… oubliée. « Il y a un consensus tellement fort autour du mois du ramadan que les manifestants n’auraient pas pu rassembler autour de cette exigence [de respect de la liberté de conscience, NDLR]. C’est un sujet beaucoup trop conflictuel, et ce n’est pas non plus la priorité pour les membres du mouvement, parmi lesquels figurent pourtant beaucoup de membres du Mali », décrypte Jean-Noël Ferrié, chercheur au CNRS, spécialiste du Maroc et de l’Égypte.
Même en privé, le jeûne est presque une obligation, tant la pression sociale est forte. « Au Maroc il y a une focalisation sur le ramadan. Le reste de l’année, le pays est plutôt libéral, mais la piété semble se concentrer lors du mois sacré », analyse Jean-Noël Ferrié. « Ce n’est pas seulement le jeûne, l’attitude aussi doit être décente. Les femmes, par exemple, ne se maquillent pas lors du ramadan », poursuit-il.
Mais selon le chercheur, la ferveur populaire n’est pas la même en Égypte. « On y croise des femmes qui jeûnent mais qui restent maquillées comme des voitures volées ! » s’exclame-t-il. Ne pas jeûner pendant le ramadan n’est pas un acte pénalement répréhensible dans le pays. Mais en 2010, un habitant d’Assouan avait été arrêté par les forces de sécurité pour ne pas avoir observé le jeûne. En fait, du temps de Moubarak, les policiers avaient le droit de définir ce qui constituait ou non une atteinte à l’ordre publique. Au jugé, donc… selon les risques de troubles à l’ordre public.
Car en Égypte, c’est surtout la pression sociale qui commande. La plupart des restaurants et des cafés n’ouvrent que très tardivement, certains à l’heure de la rupture du jeûne uniquement, et ceux qui font le choix de rester ouvert font preuve de discrétion en gardant leur devanture fermée.
Sur le qui-vive
« Tu es tout le temps sur le qui-vive. Pour manger un sandwich tu dois fermer les fenêtres. Je ne veux pas par exemple que mon portier sache que je ne jeûne pas. Seuls mes amis proches sont au courant », explique Salma, une jeune étudiante du Caire.
Mais la pression est encore plus forte chez le voisin algérien. Si le jeûne n’est pas censé être obligatoire du point de vue de la loi, les affaires judiciaires contre les « non-jeûneurs » se sont multipliées ces dernières années, notamment envers des chrétiens qui représentent seulement 0,2% de la population. Le 5 octobre 2010, deux ouvriers chrétiens avaient ainsi été arrêtés pour avoir mangé discrètement sur leur lieu de travail, puis jugés. Considérant qu’« aucun article ne prévoit de poursuites » dans un tel cas, le tribunal d’Aïn el-Hammam avait finalement relaxé les intéressés. Mais la justice algérienne est parfois versatile.
Après avoir relaxé les deux ouvriers, elle a condamné le 22 octobre 2010 un homme, Bouchouta Fares, à deux ans de prison ferme et 100 000 dinars (1 000 euros) d’amende pour les mêmes faits. « Les juges s’appuient souvent sur une disposition spéciale du code pénal algérien : l’article 144 bis 2 qui prévoit des sanctions en cas d’offenses envers le Prophète ou les préceptes de l’islam », explique Me Miloud Brahim.
Et même dans un État laïque en pleine révolution comme la Tunisie, l’ambiance n’est pas vraiment meilleure. Alors que pendant des décennies, le pays a compté de nombreux réfractaires du ramadan qui s’affichaient sans complexe dans les rues – suite à l’appel de Bourguiba, en 1961, de ne pas respecter le jeûne pour combattre le sous-développement – la situation s’est aujourd’hui inversée.
Marginalisation
En quelques années, le renouveau islamiste a peu à peu marginalisé les non-jeûneurs, obligés de se faire discrets. Les cafés et restaurants qui continuaient à servir pendant la journée affichaient une devanture fermée. Et cette année, il est même difficile de s’offrir une boisson, même en cachette, dans un café de la capitale. La plupart des établissements sont fermés depuis le début du mois sacré.
La plupart des cafés de Tunis sont fermés depuis le début du mois sacré.
Les raisons de ce changement ? « La méfiance, la crainte intériorisée d’éventuels débordements », analyse Mohamed Kerrou, professeur de Sciences politiques à la Faculté de droit de Tunis. L’obligation de fermeture a même été débattue au sein du gouvernement transitoire, avant d’être finalement rejetée.
Suite à la vague de violences qui a frappé plusieurs villes du pays en juillet, et l’attaque d’un cinéma à Tunis après la projection du film « Ni Allah, ni maître » par les islamistes, les patrons ont préféré s’abstenir d’ouvrir leurs échoppes. Seuls les hôtels restent ouverts et permettent aux Tunisiens non-jeûneurs de se sustenter en journée. Pour prévenir d’éventuels troubles, une campagne préventive « Ramadan sans violence », regroupant des ONG et des partis politiques, a été lancée mercredi dernier. « Les choses reprendront leur cours normal, sauf si les islamistes arrivent en tête aux prochaines élections », conclut Mohammed Kerrou.
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Camille Dubruelh, avec Marie Villacèque et Tony Gamal Gabriel
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