Al-Jazira, un bouc émissaire bien commode
Maître de conférences à l’Institut d’études politiques à Paris, Mohammed El Oifi est un politologue et un spécialiste des médias arabes qui s’est beaucoup intéressé à la chaîne de télévision qatarie, Al-Jazira, dans ses travaux.*
Depuis son lancement en 1996, la chaîne d’information en continu Al-Jazira a acquis une véritable centralité dans le monde arabe. C’est sa version anglophone qui a permis au président Barack Obama de suivre en direct la chute d’Hosni Moubarak l’un des alliés stratégiques des États-Unis dans la région. La chaîne arabophone a transformé les logiques du fonctionnement du champ médiatique arabe et a imposé ses propres règles ; ce qui lui assure, jusqu’à maintenant, une hégémonie sans partage. Ainsi, malgré les 100 millions de dollars que le gouvernement américain dépense chaque année pour financer Al-Hurra, sa propre chaîne d’information en langue arabe, elle ne dépasse guère 1 % d’audience dans le monde arabe.
Le 2 mars 2011, devant les membres de la commission des Affaires étrangères du Sénat américain, la secrétaire d’État Hillary Clinton a dit que les États-Unis « perdent la guerre de l’information » dans le monde, à cause des grandes chaînes de télévisions privées américaines « qui diffusent des millions de spots publicitaires et des débats entre experts », alors que « l’audience d’Al-Jazira aux États-Unis augmente parce qu’elle délivre de véritables informations ». Et Mme Clinton d’ajouter à l’adresse des sénateurs : « Que vous l’aimiez ou non, elle [Al-Jazira] est vraiment puissante. » Elle est en train de « changer les esprits et les comportements ».
Ce témoignage de la chef de la diplomatie américaine illustre l’immense popularité de la chaîne mais explique également la multiplication de ses ennemis. En effet, à chaque grand évènement qui secoue le Moyen-Orient, ces derniers prédisent « la fin de la chaîne ». En 2003, ils répétaient que l’administration américaine interviendrait pour empêcher toute couverture contraire à ses intérêts dans la guerre en Irak. Aujourd’hui, ils espèrent que la libéralisation du champ médiatique égyptien fera disparaître l’utilité de cette chaîne panarabe qui se moque des frontières nationales ou spéculent à propos des conséquences sur la chaîne d’un déplacement de la contestation vers le Qatar. En réalité, Al-Jazira agace d’autant plus que les complexités de la vie internationale et sa médiatisation réduisent à l’impuissance ses détracteurs.
Ainsi, certains islamologues reprochent à Al-Jazira de donner au Cheikh Youssef al-Qaradawi une tribune presque hebdomadaire qui lui permet d’accroître sa popularité. Ils ont voulu ainsi la présenter comme une simple « officine islamiste », mais leur stratégie a été ébranlée par sa couverture militante des révoltes arabes, dans lesquelles les islamistes sont quasi invisibles. Les gouvernements arabes sont ulcérés par ce média qui donne la parole à l’opposition légale ou illégale et qui s’adresse directement à leurs peuples sans demander leur avis. Les présidents Ben Ali et Moubarak ont compris que la circulation des informations et des images est incontrôlable.
À cet égard, la couverture par Al-Jazira de la révolution en Égypte et en Tunisie mais également au Yémen et en Libye est susceptible de se reproduire au Maroc ou en Arabie saoudite sans que ces régimes puissent réagir. Cette paralysie n’a rien avoir avec Al-Jazira ou les médias en général, qui ne sont que des boucs émissaires commodes.
En réalité, c’est l’ébranlement des fondements du pouvoir dans les pays arabes et l’épuisement des légitimités que les écrans d’Al-Jazira reflètent. Cette chaîne n’est que le miroir qui reflète le visage hideux du monde arabe politique d’hier qui est voué à disparaitre parce qu’il est devenu anachronique. Aujourd’hui, les dizaines de journalistes égyptiens que l’ancien régime incitait à dénigrer Al-Jazira et à faire briller « l’image ternie de l’Égypte » ont saisi le caractère superflu de leur entreprise.
En résumé, il ne serait pas faux de dire que les ennemis d’Al-Jazira, dans les circonstances actuelles, sont également hostiles à l’émancipation des peuples arabes qui leur fait peur et favorables aux forces de la contre-révolution dans cette région qui sont les gardiens de leurs intérêts.
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* – Une sociologie des journalistes maghrébins dans le Golfe : naissance d’une élite « diasporique » – revue Horizons Maghrébins, n°62, 2010
– Les opinions publiques arabes comme enjeu des relations internationales – revue Maghreb-Machrek, n°204, été 2010
– Que reste-t-il de l’esprit du Caire ? La réception du discours d’Obama par les opinions publiques arabes – revue Politique Américaine, n° 18, 2011
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