Yahia Zoubir : « L’intervention en Libye risque de renforcer Aqmi et son idéologie »
Professeur de relations internationales et directeur de recherche en géopolitique à Euromed Management Marseille, Yahia Zoubir analyse pour jeuneafrique.com les enjeux de la lutte contre Aqmi à la lumière de la crise libyenne. Il estime notamment que l’augmentation des interventions occidentales au Sahel risque de renforcer l’idéologie djihadiste, pourtant mise à mal par les révolutions dans le monde arabe.
Jeuneafrique.com : Plusieurs pays, comme l’Algérie et le Tchad, mettent en garde contre l’exploitation des troubles en Libye par Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Le risque d’un armement massif des djihadistes à partir des stocks libyens doit-il être pris au sérieux ?
Yahia Zoubir : Pour le moment, il n’existe pas de preuve tangible qu’Aqmi joue un rôle important dans les événements actuels en Libye. Mais il ne faut pas sous-estimer ce risque. Si de l’armement sophistiqué comme celui dont dispose la Libye tombait entre les mains d’Aqmi, cela pourrait rendre la tâche des forces de sécurité beaucoup plus difficile.
Quel type d’armement serait susceptible d’intéresser les terroristes d’Aqmi ?
Des missiles anti-aériens [Manpad SA-7] ou des RPG de dernières générations pouvant être utilisés contre des véhicules blindés, des hélicoptères ou même des avions. Des hélicoptères pourchassant des preneurs d’otages, par exemple, pourraient facilement être abattus si les kidnappeurs avaient de telles armes en leur possession.
Pensez-vous qu’une intervention directe de pays comme la France ou les États-Unis sera inévitable en cas d’escalade dans la région ?
Pourquoi parler au futur ? L’intervention ou plutôt les interventions ont déjà eu lieu. La France est intervenue pour tenter de libérer les otages kidnappés au Niger. Les puissances occidentales non seulement bombardent actuellement la Libye, pays limitrophe du Sahel, mais elles ont des forces spéciales [CIA…] à l’intérieur même du pays. Les conséquences de la déstabilisation de la Libye entraîneront tôt ou tard des interventions étrangères beaucoup plus accentuées dans la région du Sahel. Et une des conséquences majeures de l’intervention en Libye risque d’être le renforcement d’Aqmi et de son idéologie, idéologie qui avait perdu sa crédibilité après le renversement des régimes de Ben Ali et de Moubarak par la population civile et non par le djihad.
Yahia Zoubir : « Les États-Unis souhaitent voir l’Algérie jouer le même rôle dans la lutte contre Aqmi que le Yémen contre Al-Qaïda dans la péninsule arabe [Aqpa]."
© D.R.
La stratégie adoptée par les états-majors des pays du Sahel ces deux dernières années est-elle toujours adaptée à la situation ?
Pour l’instant, il ne semble pas qu’il y ait eu une coordination vraiment conséquente. Concernant la dernière prise d’otages, notamment, il n’y a pas eu d’action concertée du commandement de Tamanrasset [réunissant l’Algérie, la Mauritanie, le Niger et le Mali, NDLR] pour traquer les terroristes. C’est la France, en coopération avec des membres de ce commandement, qui est intervenue dans la région pour tenter les libérer les otages.
Dans cette coordination, un facteur handicapant est probablement dû au refus de l’Algérie de poursuivre les terroristes au-delà de ses frontières. La Mauritanie, elle, n’a pas hésité à poursuivre les djihadistes jusqu’à l’intérieur du Mali.
Quels sont les différends régionaux qui expliquent que les États du Sahel ont du mal à collaborer ensemble contre Aqmi ?
Les officiels maliens, mauritaniens et nigériens se plaignent souvent en privé que l’Algérie est un « leader jaloux » qui cherche à imposer son point de vue. Pour leur part, les Algériens estiment que certains de leurs collègues sahéliens tiennent un double langage et ne sont pas engagés pleinement dans la lutte antiterroriste. Il y a un peu de vrai dans ces perceptions, mais en face de la menace à laquelle ils font face, ces pays peuvent aisément surmonter les obstacles pour établir un commandement unifié solide. Car les États du Sahel tiennent plus ou moins le même langage, et semblent être sur la même longueur d’ondes concernant la lutte antiterroriste. Mais ce qu’ils disent en public ne correspond pas toujours à la réalité sur le terrain où tout le monde ne voit pas la menace de la même façon.
Pour le pouvoir central au Mali, par exemple, elle se déroule dans la partie Nord arabe, prés de la frontière algérienne. Et l’implication de certains officiels dans le narcotrafic, ainsi que les liens entre certains groupes terroristes et les tribus arabes dissuade Bamako de s’investir dans la lutte et de jouer le jeu. Le Niger, par contre, aurait beaucoup à perdre – l’exploitation de l’uranium du nord – si le terrorisme n’était pas éradiqué. Il joue donc le jeu dans cette coopération. Mais, dans l’équation, il ne faut pas non plus oublier les liens forts qui existent encore entre certains pays du Sahel et l’ancienne puissance coloniale. Par exemple, il n’est pas certain que la France, contrairement aux États-Unis, veuille que l’Algérie assure le leadership de la lutte antiterroriste dans la région.
Les États-Unis et l’Algérie affichent clairement leur partenariat dans la lutte contre le terrorisme. Selon vous, comment se déroule cette coopération ?
Il est difficile d’avoir des détails précis. Cependant, une lecture des visites fréquentes et déclarations des officiels américains en Algérie, fait ressortir que cette coopération est assez variée et revêt un caractère stratégique, du moins pour les États-Unis. Il s’agit probablement d’échanges de renseignements. Les États-Unis soutiennent le rôle de leadership de l’Algérie dans la région parce qu’ils estiment que les forces de sécurité algériennes ont acquis une grande expérience dans ce domaine, mais aussi parce que Washington ne souhaite pas être trop visible dans la région, une leçon tirée de l’expérience en Afghanistan. Les États-Unis souhaitent voir l’Algérie jouer le même rôle dans la lutte contre Aqmi que le Yémen contre Al-Qaïda dans la péninsule arabe [Aqpa].
L’Algérie n’a-t-elle qu’un rôle militaire à jouer ?
Non, l’Algérie a correctement identifié les raisons de l’instabilité qui sont de nature principalement socio-économique. Mais encore faut-il qu’Alger joigne le geste à la parole et entreprenne de façon concrète les projets d’investissements économiques dans la région sahélo-sahélienne. Encouragées par l’État, les entreprises marocaines, par exemple, ont fait des investissements considérables en Afrique. Il ne semble pas que les entreprises algériennes, publiques ou privées, se soient déployées sur le continent africain de manière aussi probante.
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Propos recueillis par Ahmed Bey.
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