Les leçons du Maghreb

Professeure à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, l’historienne et militante Penda Mbow analyse les révolutions au Maghreb et les leçons à en tirer.

Défilés et slogans ont accompagné les révolutions au Maghreb ces derniers mois. © Sipa

Défilés et slogans ont accompagné les révolutions au Maghreb ces derniers mois. © Sipa

Publié le 1 avril 2011 Lecture : 5 minutes.

Le troisième millénaire s’est ouvert par des peurs : le bug du système informatique, le choc des civilisations théorisé par Samuel Huntington, mais aussi la montée de l’extrême droite en Occident. D’ailleurs, certaines de ces idées nous font penser à la situation de la veille de la Première Guerre mondiale, prolongeant quelques visions de la deuxième moitié du XIXe siècle. Lorsqu’on y réfléchit, les individus perdent de plus en plus le réflexe collectif, la confusion entre les intérêts individuels et la survie de la collectivité constituant la plus grave menace à la cohésion des sociétés. C’est ce que principalement les révolutions du Maghreb nous ont rappelé. Le leadership vieillissant de la plupart des pays au nord comme au sud du Sahara se trouve déconnecté par rapport aux aspirations des peuples et surtout de leur niveau d’information. On a beaucoup glosé sur le rôle d’internet, des réseaux sociaux et de la télévision (Al-Jazira).

C’est paradoxalement durant ces décennies de lutte contre la corruption, où le bréviaire de tout gouvernant devait tourner autour du partage équitable des ressources et de la bonne gouvernance, qu’on voit s’ériger en système la patrimonialisation et la privatisation des structures étatiques au service d’intérêts particuliers. Les logiques d’accaparement ont fini par installer la mafia au cœur des États. Gamal Abdel Nasser, au moment de sa mort en 1970 n’avait pas grand-chose, sa figure est surtout associée à des idées fortes : panarabisme, panislamisme ; tandis qu’Hosni Moubarak fait partie des grosses fortunes arabes, voire du monde. Dès lors, la question légitime à se poser est la suivante : quelle est la finalité du pouvoir ? Faut-il l’utiliser pour se substituer au secteur privé de son pays, devenir actionnaire des grandes multinationales ? Les révolutions tunisienne et égyptienne nous obligent à repenser la politique et la finalité du pouvoir.

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La réflexion s’est amorcée et il suffit de prêter attention au processus de sécularisation dans les pays musulmans. Depuis le tournant que constitue la révolution iranienne en 1979, la confusion entre islam et politique devenait un point de cristallisation dans les relations entre l’Occident et le monde musulman. Dès lors la figure de la femme dans les sociétés musulmanes fit l’objet d’un enjeu particulier. La confrontation entre une vision avec « des schémas réducteurs de l’islam, considéré par les Occidentaux comme un tout monolithique, immuable dans le temps et statique dans l’espace » et des positions de fondamentalistes complètement hermétiques à toute concession à l’endroit des libertés individuelles fut le moteur d’une véritable transformation. Les chercheurs comme Gilles Kepell et Olivier Roy ont raison, aujourd’hui, d’évoquer le déclin de l’islamisme. Mais quels ont été, à notre humble avis, les véritables facteurs de ce changement ?

Tout d’abord, on peut noter la démystification de l’exercice du pouvoir par des religieux, car celui-ci ne s’est pas traduit par une amélioration des conditions de vie des populations ; mieux, la corruption n’a pas reculé. En outre, le fait d’associer la violence à une approche du fait religieux rend les nouvelles générations plus sceptiques. Rached Ghannouchi, en Tunisie, a renoncé à conquérir le pouvoir tandis que les Frères musulmans, en Égypte, promettent de ne pas revenir sur les acquis démocratiques et les libertés individuelles. La répression qui s’est abattue sur les militants islamistes a contribué à affaiblir leurs organisations.

Mais, il faut reconnaître que ce sont les intellectuels qui ont préparé ces mutations importantes. C’est le lieu de citer certains parmi les plus féconds comme Abdou Filali-Ansari le traducteur et commentateur d’Abderrazak, le grand théoricien de la séparation des pouvoirs en islam, le juge égyptien Mouhammad Saïd Al-Ashmawi qui a écrit L’islamisme contre l’islam (1), le Soudanais Abdallah An-Na’im, juriste et disciple de Mahmoud Taha qui s’est appuyé sur une analyse des droits humains en islam pour déboucher sur l’apologie de la neutralité de l’État, ou encore le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, commentateur d’Iqbal, le penseur du mouvement. Ils ont tous œuvré dans le sens d’une séparation entre religion et politique mais surtout d’un humanisme en islam. Cette dynamique se trouve renforcée par la réflexion sur la citoyenneté de Tariq Ramadan. Que l’Occident nourrisse une certaine méfiance à son endroit n’enlève rien à son apport décisif sur la réflexion dans l’islam moderne.

Cependant, la palme revient aux thèses portant sur le féminisme en islam. On ne mesure pas encore l’apport de la lecture féministe des scripturaires par des intellectuelles musulmanes, ceci dans un contexte de globalisation. Ces révolutions, nous en avons l’intime conviction, vont être protégées et  surveillées par les femmes. En effet, depuis quelques décennies, la mobilisation des organisations des droits humains et des associations de femmes ont permis un décloisonnement des sociétés musulmanes et surtout l’émergence d’une véritable société civile. 

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En réalité, la volonté des femmes musulmanes d’accéder à une liberté d’expression et une participation accrue à la vie active a ouvert la réflexion sur leurs conditions d’existence. La publication de l’ouvrage de Fatima Mernissi, Le harem politique. Le Prophète et les femmes (2), reste un repère dans la nouvelle pensée féministe en pays musulmans. Même si l’origine du féminisme « d’essence musulmane » remonte au XIXe siècle dans un pays comme l’Égypte, il faut reconnaître que les lecteurs francophones découvrent, avec Mernissi, une théorie autre que celle qui marginalise la femme dans l’islam.

C’est à partir des années 1980 que l’exigence de définir les droits humains dans l’islam par rapport à une réalité sociologique pousse à déterminer des lignes de démarcation entre ce qui relève des scripturaires, de la manipulation ou de l’interprétation tendancieuse. C’est la confusion qui donne un sens à l’exégèse féministe car il s’agit de forger les armes pouvant aider la femme musulmane à se libérer davantage. Parmi les tenants de l’interprétation féministe, on peut aussi citer Nawal al-Saadawi, Riffat Hassan ou encore Amina Wadud.

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Si nous avons rappelé tout cela, c’est juste pour insister sur le fait que les révolutions en gestation ou en cours sont le fruit d’une très longue maturation préparée par les intellectuels et portée par la société civile. L’autonomisation des groupes dotés d’instruments exceptionnels comme les réseaux sociaux sous-tendue par une réflexion solide ne trouvera pas de réponses dans la répression, ou l’accaparement du pouvoir et des ressources. Le XXIe siècle est celui de la transparence, de la démocratie mais aussi de la redéfinition d’une pensée solidaire. C’est à ce prix que va être préservée la cohésion des sociétés dans un monde où on n’a pas fini de vivre toutes sortes de bouleversements.

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1. L’islamisme contre l’islam, de Mouhammad Saïd Al-Ashmawi, La Découverte/Al-Fikr, 112 pages, 11,30 euros.

2. Le harem politique. Le Prophète et les femmes, de Fatima Mernissi, Albin Michel, 293 pages, 9,50 euros.

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