Sihem Bensédrine : « La transition tunisienne va peut-être durer des années »
Les enjeux de la révolution tunisienne et les menaces que font peser les pro-Ben Ali sur le processus de démocratisation décryptés par la journaliste engagée Sihem Bensédrine. Interview.
À 61 ans, Sihem Bensédrine voit enfin aboutir le combat d’une vie. Journaliste et militante des droits de l’homme, elle a œuvré sans relâche pour la défense des libertés fondamentales en Tunisie. Les vexations, la prison et la torture infligées par les séides du régime Ben Ali ont toujours échoué à la réduire au silence. Venue les 25 et 26 mars à Paris participer à un colloque sur l’avenir des droits humains et de la démocratie dans le monde arabe, la porte-parole du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) a confié à jeuneafrique.com ses espoirs et ses craintes pour l’avenir de la révolution tunisienne.
Jeuneafrique.com : Où en est aujourd’hui la transition politique en Tunisie ?
Sihem Bensédrine : La révolution tunisienne n’a pas été négociée et elle est venue d’en bas. Ces deux aspects configurent la manière dont la transition va être menée et elle va peut-être durer des années. Aujourd’hui, nous héritons de l’appareil despotique de Ben Ali, intact et décliné sous toutes ses formes, dans tous les domaines. Ces forces contre-révolutionnaires disposent de puissants réseaux et sont très actives. Face à cela, nous avons un magnifique atout, lié à la spécificité de notre révolution : une rue vigilante, qui est aujourd’hui notre protection contre les manipulations de la police, des gens du RCD [Rassemblement constitutionnel démocratique, ancien parti présidentiel, NDLR] et de l’ancien régime.
Quel rôle joue la société civile dans le processus de transition ?
Nous avons formé une « Haute instance de réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique » dont le rôle est de tempérer le pouvoir absolu que nous avons accordé au gouvernement et au président provisoires. Composée de toutes les forces vives du pays, politiques, ONG, personnalités, etc., elle doit débattre des lois provisoires dont nous allons avoir besoin jusqu’à l’élection d’une Assemblée constituante.
Nous avons également constitué une coalition regroupant les associations historiques comme la Ligue des droits de l’homme, les conseils des libertés, l’association des femmes, le syndicat des journalistes, l’association des magistrats, etc. Elle travaille à mettre en place une feuille de route pour la période qui court jusqu’aux élections.
Quelles sont les priorités de ces organes ?
Nous avons identifié cinq grands chantiers prioritaires. Tout d’abord, le processus électoral lui-même : mode de scrutin, organes de surveillance et de suivi. Nous organisons des consultations, des débats et nous observons les autres expériences de transitions politiques de la Russie, du Pérou en passant par la Pologne. Second chantier : les médias. Nous avons hérité de ceux, publics, de Ben Ali, encore dirigés par les ex-membres du système d’Abdelwaheb Abdallah, l’« ex-grand dieu » des médias. Nous collaborons avec les responsables de ces médias pour que des mesures d’urgence soient appliquées, comme la mise en place d’un organe de régulation qui proposera les réformes à faire.
Vient ensuite l’énorme chantier de la justice, qui est celui où cela va le plus mal à l’heure actuelle. Les canaux de discussion avec le ministère de la Justice, où se retrouvent encore tous les gens du précédent régime, n’existent pas. Même l’association des magistrats, qui a énormément travaillé contre la mise au pas de la justice sous Ben Ali, est aujourd’hui marginalisée par l’actuel ministre, dont nous réclamons le départ.
Les deux autres chantiers ?
Il y a celui de la police. Nous travaillons en étroite collaboration avec le ministère de l’Intérieur. Nos relations avec lui sont de loin les meilleures : il y a une bonne écoute, des échanges, un dialogue constructif et nous avançons positivement. Enfin, le dernier grand chantier est celui de la corruption. Là, les choses n’avancent pas aussi bien. Il y a une commission de lutte contre la corruption avec laquelle nous essayons d’avoir un dialogue. Mais jusque-là, elle est un peu fermée et veut travailler seule. Si nous ne réussissons pas à obtenir un vrai débat avec elle, nous allons utiliser nos leviers classiques : le plaidoyer et la mobilisation publique pour obtenir en premier lieu la préservation des archives qui sont brûlées par mètres cubes quotidiennement.
Sihem Bensédrine (à g.) au colloque de la FIDH à l’Hôtel de Ville de Paris, le 26 mars.
© Laurent de Saint Périer
Ne craignez-vous pas l’ouverture d’une chasse aux sorcières ?
Les personnalités qui restent en place n’ont pas seulement collaboré, elles ont activement mis en place le système Ben Ali et sont impliquées dans la corruption et le despotisme. Elles en sont responsables et ce sera l’affaire de la justice. Mais nous ne sommes pas du tout dans une logique de chasse aux sorcières. Régler des comptes ne m’intéresse pas. Je n’ai personnellement aucune rancœur contre tous ceux qui m’ont détruite, qui ont détruit ma famille, détruit tout ce que je possède, détruit des amis.
Ce qui me motive, c’est de construire la Tunisie nouvelle, de m’assurer que l’on soit sur les rails d’une transition réellement démocratique. Les contre-révolutionnaires ont énormément d’argent, pillé, bien sûr, et ils l’utilisent pour des actions de provocation, notamment.
Par exemple ?
Je vais vous citer celles dont nous avons des preuves. Une manifestation a été organisée devant la synagogue de Tunis, le 11 février. Soit disant, le Hezb al-Tahrir (parti islamiste radical, NDLR) voulait brûler l’édifice. Dans la foule, nous avons pu identifier trois membres de l’ancien parti au pouvoir. Ils s’étaient laissé pousser une barbe et portaient des robes d’islamistes. Nous sommes aussi persuadés qu’ils sont derrière le meurtre du prêtre polonais Marek Rybinski, perpétré pour montrer que Ben Ali protégeait la tolérance religieuse. Quand ils ont été démasqués, ils ont tenté de maquiller ce crime en affaire homosexuelle. Or le meurtre a été commis à 30 mètres d’un local de la police politique…
Dans les manifestations organisées par les femmes, ils ont envoyé des provocateurs pour nous insulter et crier « Allah akbar ! Allah akbar ! » Ils puaient l’alcool et étaient visiblement soûls. Ils ont envoyé le même genre de personnes accueillir Rached Ghannouchi (fondateur du parti islamiste Ennahdha, NDLR) en criant « Laïcité ! Laïcité ! » Le 24 mars, ils sont allés jeter des pierres sur le Premier ministre à la Kasbah pour que les manifestants présents en soient accusés. Ils veulent nous diviser. Mais nous sommes vigilants.
Vous présidez depuis le 6 mars le Groupe arabe d’observation des médias dont le siège est à Tunis. Quelle est sa mission ?
À l’origine, ce groupe est né à Tunis en 2003, mais jamais nous n’avions réussi à tenir une réunion en Tunisie avant celle de mars 2011, où nous avons enfin pu nous constituer en association régionale. Celle-ci rassemble 18 associations arabes qui œuvrent dans tous les pays et a pour vocation d’observer les performances des médias en périodes électorales. Cela permet d’avoir une cartographie presque exacte du résultat final. Depuis 2004, nous avons fait des observations dans plusieurs pays : Liban, Palestine, Égypte, Syrie, Bahreïn, Soudan, Algérie… et en Tunisie, à deux reprises.
En 2009 par exemple, 99 % de l’espace médiatique était monopolisé par Ben Ali contre 0,1 % pour l’opposition et 0,9 % pour la fausse opposition. Quels ont été les résultats du scrutin ? Les mêmes ! Et c’est observable partout : les médias sont à l’image du processus électoral lui-même. Nous voulons les faire évoluer car ils jouent un rôle crucial, non seulement pour les processus électoraux mais aussi dans tous les domaines du pouvoir et de la société.
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Propos recueillis par Laurent de Saint Périer, à Paris.
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