« Les grandes personnes » de Marie Ndiaye : un conte sur l’humain

Rencontre* avec le Français Christophe Perton, la Franco-Sénégalaise Aïssa Maïga et le Sénégalais Adama Diop, respectivement metteur en scène et acteurs de la nouvelle pièce de théâtre de Marie Ndiaye « Les grandes personnes ».

Aïssa Maïga joue le rôle de Madame B. dans « Les grandes personnes ». © AFP

Aïssa Maïga joue le rôle de Madame B. dans « Les grandes personnes ». © AFP

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Publié le 14 mars 2011 Lecture : 6 minutes.

Jusqu’au 3 avril 2011, le Théâtre de la Colline (Paris) présente Les grandes personnes, une pièce de Marie NDiaye mise en scène par Christophe Perton avec Evelyne Didi, Aïssa Maïga, Adama Diop, Vincent Dissez… Inspirée d’un fait divers – les exactions d’un instituteur pédophile – vécu de près par la romancière, la pièce oppose deux couples de parents à leurs trois enfants devenus non pas des adultes, mais des « grandes personnes ».

Mais quelles grandes personnes ? L’un est un violeur, l’autre un fantôme revenant hanter les siens après les avoir fuis, et le dernier, adopté, est habité au sens propre du terme par ses parents naturels. Marie NDiaye décortique les non-dits, les mensonges, l’incommunicabilité entre les êtres, basculant parfois vers le fantastique. Les grandes personnes est un conte moderne terrifiant et humain.

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Marie Ndiaye, auteure des "grandes personnes", recevant ici son prix Goncourt 2009.
© AFP

Jeune Afrique : Quelle a été votre première réaction à la lecture des "grandes personnes" de Marie NDiaye ?

Christophe Perton : J’ai rencontré Marie NDiaye au travers de ses romans et de sa pièce Papa doit manger. J’ai été frappé, troublé par la force et la nouveauté de sa dramaturgie, mystérieuse et déconcertante. C’est un écrivain qui a une langue bien à elle, singulière, qui nous oriente vers l’étrange, l’inquiétant, et nous entraîne dans les profondeurs de l’âme humaine. Elle touche à l’universel. Dans le cas des grandes personnes, c’est une pièce originale. Il y a deux ou trois ans, j’ai proposé à Marie d’écrire pour moi. Elle m’a fait le cadeau d’accepter et l’on s’est rencontrés pour en parler. Elle m’a écouté avec patience et attention. Ensuite, elle a écrit, puis m’a donné la possibilité de faire des commentaires.

Aïssa Maïga : J’étais très heureuse de lire Marie NDiaye. Je n’avais vu qu’une seule pièce d’elle, Papa doit manger, à la Comédie française. J’ai été saisie par la qualité littéraire et la concision du langage. Il y a eu une attraction très forte et une inquiétude : je me suis demandé comment j’allais faire ! C’est un texte qui n’est pas facile à appréhender, à s’approprier. J’ai senti tout de suite qu’il fallait éviter le discours.

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Adama Diop : Ce qui frappe au départ, c’est le mélange entre réalisme et fantastique. Quand tu te rends compte que le fils adoptif a ses deux parents naturels qui vivent dans sa poitrine, entre son cœur et ses poumons, que la fille est une revenante, tu te demandes aussitôt comme tu vas faire passer ça de manière concrète sur une scène de théâtre !

Vous connaissiez ses romans ?

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Aïssa Maïga : J’ai lu celui qui a obtenu le Prix Goncourt, Trois femmes puissantes. La manière dont elle s’empare des personnages est saisissante. On a l’impression qu’elle ausculte l’humanité avec un scalpel et, en tant que lecteur, on n’est jamais épargné. Pour des raisons personnelles dont je ne souhaite pas parler, je me suis très fortement identifiée au personnage de l’avocate, la première des trois « femmes puissantes ».

Adama Diop : Je l’ai découverte avec cette pièce. J’ai été impressionné par ce monde qu’elle développe autour du vampirisme, de la culpabilité, du mensonge, de la famille. Les questions qu’elle pose sur l’adoption, la vérité, la solitude sont d’une grande profondeur.

Comment avez-vous abordé le texte ?

Aïssa Maïga : Concrètement, nous avons commencé par une première étape de travail « à la table », mêlant des lectures à plat et des discussions croisées, passionnantes d’ailleurs, entre chacun des acteurs sur chacun des personnages, avec bien entendu le point de vue du metteur en scène. La multiplicité des points de vue et l’écho de toutes ces voix ont été très nourrissants pour la suite du travail, sur scène.

Adama Diop : Le travail « à la table » nous a permis de nous mettre au diapason. Le passage sur scène s’est fait au fur et à mesure. Il y a tellement de sens cachés que les personnages apparaissaient au fur et à mesure, sonnaient différemment. Ce soir, j’y retourne et je continue de chercher. Ensemble, nous poursuivons l’exploration des méandres du texte…

Christophe Perton : La langue de Marie NDiaye est difficile à apprivoiser pour les acteurs. Je le leur ai dit dès le début. C’est une écriture sophistiquée et stylisée qui se fonde sur des situations très concrètes, une poésie profonde et réaliste. Le plus difficile a été de convaincre les acteurs qu’il ne fallait pas chercher à justifier les situations et les exagérations de Marie NDiaye. J’ai essayé de les persuader que la nature générale du texte avait trait au conte. Et dans un conte, si l’on doit embrasser une grenouille et que cette grenouille se transforme en prince, l’acteur n’a pas à le justifier psychologiquement. Dans Les grandes personnes, le fils adoptif est habité par ses parents naturels, c’est ainsi. Pour ma part, j’ai évité d’insister sur les éléments de fantastique, car ils sont déjà très présents dans l’écriture. Je ne voulais pas faire les pieds au mur pour faire apparaître un fantôme ou des parents qui habitent le corps de leur enfant. J’ai cherché à traduire le fantastique de manière douce et subtile.

Comment avez-vous vécu votre travail avec Christophe Perton, le metteur en scène ?

Aïssa Maïga : Christophe a une vision très précise du texte mais aussi de nombreuses interrogations qu’il n’hésitait pas à apporter sur le plateau. Cela m’a beaucoup aidé et une véritable alchimie s’est créée avec Vincent Dissez, le maître pédophile de la pièce à qui je donne la réplique.

Adama Diop : Christophe a voulu aller au cœur même du texte, sans fioritures, sans effets de théâtre. Aller vers l’essentiel. Comment interpréter les parents qui habitent la poitrine de mon personnage ? Le plus juste, dans ce cas, c’est le plus simple. Dans l’œuvre de Marie NDiaye, même le fantastique semble naturel. Rajouter des effets aurait pu alourdir l’ensemble.

Aïssa Maïga, comment voyez-vous Madame B., justement, cette jeune femme dont l’enfant a été violé ?

Aïssa Maïga : Madame B. est une femme d’une grande intelligence qui ne troque rien de son humanité, malgré la situation tragique qu’elle traverse. C’est une figure de la dignité. Il y a quelque chose en elle qui résiste pour ne pas céder à la pulsion de mort, de vengeance, qui cherche à préserver ce qu’il y a d’humain en elle, mais aussi chez cet homme qui a abusé de son enfant. C’est ce qui m’a frappé dans le texte de Marie NDiaye : Madame B. et le maître d’école sont des personnages unis par la solitude et la tragédie. Quand ils sont face à face, ce sont des scènes de tragédie : l’écriture est différente de celle utilisée dans le reste de la pièce, elle est plus concrète, plus directe. L’émotion est très forte, mais l’écriture nous pousse à la maintenir sous contrôle.

Adama Diop : Le drame est là, bien sûr, mais il est transcendé par le conte qui offre une échappatoire. Au premier degré, ce serait insoutenable.

Le théâtre, le cinéma, c’est la même chose ?

Aïssa Maïga : Ce sont deux versants d’un même métier. Le travail d’acteur est une recherche permanente. Je ne sacralise pas le théâtre, mais j’y savoure la longueur des répétitions, la chance de pouvoir rejouer chaque soir, alors que le film se retrouve vite dans un DVD et on ne peut plus y toucher ! Sur scène, je continue d’explorer le personnage, de découvrir des choses tous les soirs. Sans compter, bien entendu, le rapport au public qui est vertigineux et grisant.

Quels sont vos projets actuels ?

Aïssa Maïga : À partir du mois d’avril, je tourne un film pour France 2 sur Toussaint Louverture  et la difficile naissance de la première république noire, réalisé par le Franco-Sénégalais Philippe Niang.

Adama Diop : Je vais rejouer Orgueil, poursuite et décapitation de Marion Aubert, dans une mise en scène de Marion Guerrero, au Théâtre du Rond-Point.

Christophe Perton : J’ai achevé mon travail d’adaptation de Trois femmes puissantes pour le cinéma. Marie NDiaye l’a lu. Je suis en train de rechercher les partenaires pour la production.

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*Les propos d’Aïssa Maïga, Adama Diop et Christophe Perton ont été recueillis par téléphone, séparément
 

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