Zeyneb Farhat : « La culture a souffert de manque de transparence et de démocratie en Tunisie »
Codirectrice du célèbre espace El Teatro de Tunis, Zeyneb Farhat est une personnalité incontournable de la scène culturelle tunisienne. Après la révolution au pays du jasmin qui a mobilisé toutes les forces vives de la nation, elle relate pour Jeune Afrique comment le soulèvement a été vécu dans le monde de la culture.
Jeune Afrique : Dans quelle mesure les artistes tunisiens ont-ils participé à cette révolution ?
Zeyneb Farhat : Comme dans toutes les sociétés, les artistes ont eu des réactions différentes face au despotisme et à la répression. Beaucoup d’artistes de théâtre ont par exemple refusé toute compromission avec le pouvoir politique. Lors des manifestations qui ont conduit à la chute de Ben Ali, les organisations syndicales artistiques [musique, théâtre ou arts plastiques] étaient dans les rues et ont reçu coups, humiliations, insultes…
El Teatro est tout de suite devenu un lieu d’expression et de contestation : comment et pourquoi ?
Depuis son ouverture le 5 octobre 1987, l’espace El Teatro a une ligne claire : être un espace libre et laïc, ouvert à toutes les expressions artistiques et associatives. Il a toujours été à l’avant-garde des manifestations artistiques ou associatives, comme celles de l’Association tunisienne des femmes démocrates [ATFD], la Ligue tunisienne des droits de l’homme [LTDH], les assemblées générales d’Amnesty International etc.
El Teatro a d’ailleurs subi beaucoup de tracasseries policières et en 1996, il lui a été interdit d’abriter des manifestations autres qu’artistiques… Mais nous avons résisté en portant sur scène, des créations où s’exprimaient les messages de la société civile démocratique et laïque. C’est le cas des créations théâtrales de son fondateur, Taoufik Jebali qui a été l’artiste plus censuré depuis le 7 novembre et qui a été convoqué plusieurs fois par la police. Il n’en a jamais parlé publiquement et n’en a pas fait « un fonds de commerce » d’artiste militant activiste.
Il est donc naturel que les artistes se soient réfugiés à El Teatro pendant les émeutes. Depuis la chute du régime, un collectif d’artistes se réunit quotidiennement pour rédiger le projet culturel à présenter au gouvernement libre tunisien.
La dictature, la soif de liberté, le problème de la corruption étaient-ils présents dans les œuvres tunisiennes ?
Toutes les créations théâtrales traitent, par essence, de la relation du citoyen au pouvoir politique, de la violence des exactions, de la censure. D’ailleurs, je remarque que pour l’ouverture d’El Teatro, le 5 Octobre 1987, nous avions adapté Dialogues d’exilés de Bertolt Brecht, qui a été censuré puis autorisé. Et en mars 2010, Taoufik Jebali a créé Les Au-delà – tiens : il y tenait le rôle d’un manipulateur violent et pervers, placé sur la scène, en hauteur par rapport aux autres. Il finit par être abattu et une image de lui en carton prend sa place pendant que les acteurs se félicitent de sa mort !
Quels ont été les principaux effets de la dictature sur le monde de la culture ?
Comme dans toutes les dictatures : censure, non représentativité aux niveaux décisionnels, fait du Prince, mercantilisme…Les relais de culture et d’art ont été malmenés, les ciné-clubs et les clubs de théâtre fermés, les maisons de culture très mal subventionnées. Mais j’insiste pour dire que l’administration en Tunisie – dont le ministère de la Culture – est aussi portée par des fonctionnaires qui ont sauvé le pays de trop de corruptions et de passe-droits. Il faut rendre hommage à ces agents publics qui ont fait leur possible pour tempérer, et parfois au risque de leur carrière, les retombées de la dictature.
Quelle place occupe la culture dans la société tunisienne ?
Les visiteurs sont toujours étonnés de voir que le Tunisien, quel que soit son statut social, aime rire, danser, chanter. C’est une donnée culturelle incontournable. Mais la culture institutionnalisée a beaucoup souffert de manque de transparence et de démocratie : les salles de cinéma ont fermé, les grands complexes culturels d’État mal conçus et mal gérés… Certains artistes ont-ils été des relais pour exprimer le mal-être du peuple et en particulier de la jeunesse ? Bien sûr. Les jeunes ont leur monde, leur art, leurs leaders. Des musiciens comme Bendir Man ou son aînée Amel Hamrouni de genres et de générations différents sont hyper écoutés ! Il y a aussi l’incontournable Cheikh Imam, un chanteur égyptien engagé, ou Marcel Khalifé, chanteur et compositeur libanais.
Certains artistes se sont compromis avec le régime. Quelles sont les conséquences de cela ? Risque-t-il d’y avoir des "purges" dans le monde culturel ?
Bien que de culture musulmane ouverte, je citerais Jésus : « Que celui qui n’a jamais pêché jette la première pierre. » Comme l’écrit Ferjani Chérif, professeur à l’université de Lyon II, il faut se méfier « de la tentation qui a coûté cher à d’autres révolutions, de se laisser aller à des opérations de lynchages publics, de vengeances, d’exactions extrajudiciaires, de purges, de règlements de compte qui sont souvent le fait de "révolutionnaires de la vingt-cinquième heure" et qui ne peuvent que générer nouvelles formes d’arbitraire, d’injustice et de tyrannie ». Il faut faire confiance à la justice, respecter les droits humains y compris de ceux qui les ont bafoués, et ne rien faire qui puisse ternir l’image d’une révolution qui a été pacifique ou qui puisse la détourner des valeurs humaines et démocratiques qui l’ont inspirée.
Enfin, quelles sont vos priorités aujourd’hui et qu’attendez-vous du nouveau régime ?
Sauvegarder les acquis de la révolution dont le slogan fut porté par les jeunes puis par nous, société civile : « Emplois, libertés, dignité nationale ! »
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