Procès Hissène Habré : déni de justice au Sénégal
Fondateur de l’Association des victimes des crimes de répression politique au Tchad, Souleymane Guengueng qui a souffert de la torture sous le régime de Hissène Habré s’indigne des atermoiements « téléguidés » de la justice sénégalaise dans l’organisation du procès de l’ancien dictateur tchadien.
Il y a vingt ans, Hissène Habré, le dictateur du Tchad, était renversé et fuyait au Sénégal. Les portes de ses prisons se sont alors ouvertes et je suis rentré dans ma famille comme un squelette ambulant. J’ai vu mourir des centaines de mes codétenus et j’ai juré devant Dieu d’obtenir justice en leur nom. Pendant deux décennies, je suis resté fidèle à cette quête. Notre but semblait presque atteint en novembre 2010, lorsque les bailleurs de fonds internationaux ont accepté de financer le procès de Habré au Sénégal. Mes espoirs, et ceux de mes camarades survivants, ont volé en éclats en décembre lorsque le président sénégalais, Abdoulaye Wade, a déclaré qu’il « en [avait] assez » de l’affaire Habré, et qu’il prévoyait de l’expulser.
Si le président Wade « en [a] assez », que croit-il que nous ressentons ? Au lieu de voir leur cause entendue, les victimes ont eu droit à « un interminable feuilleton politico-judiciaire », ainsi que le qualifiait l’archevêque Desmond Tutu. Tout a commencé en janvier 2000, il y a onze ans, quand nous sommes allés au Sénégal avec d’autres survivants – dont certains sont maintenant décédés – pour porter plainte. Nous pouvions à peine y croire quand un juge sénégalais a inculpé Habré de crimes contre l’humanité et l’a placé en résidence surveillée.
Néanmoins, après que Wade eut été élu président, le juge d’instruction a été muté ailleurs et les juridictions sénégalaises se sont déclarées incompétentes – ce qui fut condamné par les Nations unies. Nous n’avons pas abandonné pour autant et nous sommes allés porter plainte en Belgique. Un juge belge et un groupe de policiers se sont rendus au Tchad. Je les ai emmenés dans mes anciennes geôles et ils ont visité les fosses communes, tandis que les témoins faisaient la queue pour raconter leur histoire. Le juge a saisi les archives abandonnées de la police politique de Habré, la redoutable DDS [Direction de la documentation et de la sécurité, NDLR], archives découvertes par Human Rights Watch et qui font état de la mort de 1 208 prisonniers et du mauvais traitement de 12 321 victimes, dont moi-même.
"Au nom de l’Afrique"
En 2005, le juge belge émettait un mandat d’arrêt international à l’encontre de Habré. Mais au lieu d’ordonner son extradition, le président Wade renvoya l’affaire à l’Union africaine (UA) qui, en juillet 2006, mandata le Sénégal pour juger l’ancien dictateur « au nom de l’Afrique ». Pourtant, quatre ans plus tard, cet État n’avait même pas encore commencé les préparatifs, exigeant le versement de l’intégralité des fonds pour le procès. Nous savons tous que Habré a utilisé les millions de dollars volés au trésor tchadien pour se construire un mur de protection au Sénégal.
Heureusement, le 24 novembre 2010, les bailleurs de fonds se sont réunis à Dakar et ont engagé l’ensemble de la somme nécessaire. La Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) avait déclaré entre-temps que le Sénégal devait juger Habré devant une juridiction spéciale, et l’Union africaine a indiqué qu’elle aiderait le pays à effectuer les arrangements nécessaires afin que cette nouvelle juridiction ne soit pas onéreuse. Le ministre de la Justice du Sénégal a d’ailleurs déclaré que la table ronde des bailleurs était « l’aboutissement d’une longue préparation menant enfin au début du procès ». Nous avons été choqués lorsque, deux semaines plus tard, le président Wade a demandé à l’UA de reprendre « son dossier », en menaçant de « renvoyer Hissène Habré quelque part » parce qu’il « en [a] assez ».
Le Comité des Nations unies contre la torture, qui avait condamné le Sénégal en 2006 pour violation de son obligation de faire juger Habré, a répondu à cette déclaration en rappelant au pays son obligation de juger ou d’extrader l’ancien dictateur. De son côté, l’UA a dépêché à Dakar son commissaire à la paix et à la sécurité, Ramtane Lamamra. Il a présenté au président Wade un projet permettant de répondre à la décision de la Cour de la Cedeao par la création d’une juridiction spéciale au sein des tribunaux sénégalais, cela dans les limites des ressources budgétaires disponibles et avec la participation de deux juges nommés par l’UA. Nous espérons vivement que le président Wade acceptera cette proposition.
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