WikiLeaks : Wade, la corruption et une « démocratie faiblissante »

Publiés le 9 novembre par le site WikiLeaks, les télégrammes diplomatiques américains concernant le Sénégal ne sont pas très élogieux envers le président Abdoulaye Wade et son entourage. Les diplomates doutent de la sincérité du chef de l’Etat et de son fils Karim à lutter contre une corruption « croissante », et s’inquiètent de la dégrédation de la situation politique dans le pays.

Abdoulaye Wade, le 13 octobre 2010, avec en fond le monument de la Renaissance africaine. © Reuters

Abdoulaye Wade, le 13 octobre 2010, avec en fond le monument de la Renaissance africaine. © Reuters

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Publié le 10 décembre 2010 Lecture : 6 minutes.

Afrique : la bombe WikiLeaks
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Afrique : la bombe WikiLeaks

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Au Sénégal, les télégrammes américains dévoilés par WikiLeaks montrent que la diplomatie américaine s’est vivement intéressée à trois sujets centraux. Qui ont du reste fait les choux gras de la presse sénégalaise : la présidentielle de 2012 et la candidature controversée d’Abdoulaye Wade pour un troisième mandat ; l’érection dans des conditions pour le moins opaques du « monument de la Renaissance africaine » ; et enfin, les liens toujours plus étroits entre le président, son entourage et les milieux d’affaires, qui donnent lieu à de forts soupçons de corruption. Toujours du point de vue américain, évidemment…

Intitulé « Messages contradictoires au sujet du monument de Wade », un télégramme daté du 19 août 2009 met ainsi au jour les contradictions entre le discours officiel de Dakar sur le montage financier concernant le monument de la Renaissance africaine et les informations recueillies par les diplomates. En clair, les règles de passation des marchés publics n’auraient pas été respectées et le rôle de l’homme d’affaires Mbackeou Faye, un fidèle de Wade, est pointé du doigt.

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Celui-ci s’est vu offrir des terrains en échange du financement de la statue (26 millions d’euros), dont la construction a été confiée à la société nord-coréenne Mansudae Overseas Project Group of Companies. La revente des terrains doit assurer un bénéfice substantiel à l’intermédiaire, dont Dakar affirme qu’il a été choisi par le constructeur. Mais « il est presque certain que c’est Wade lui-même qui a choisi Faye et dit aux Nord-Coréens qui ils devaient engager », assure le télégramme.

Cases des tout-petits : « des coquilles vides »

Surtout, la décision de Wade, annoncée le 1er août 2009, de récupérer 35 % des recettes issues de l’exploitation du site – qui comprend un musée, une salle de spectacle, un centre d’affaires, des restaurants… –, au titre de la « propriété intellectuelle de l’œuvre », choque les Américains. « Cela contredit les affirmations de Ndiaye [Souleymane Ndéné Ndiaye, le Premier ministre] disant que la vente de terrains s’est faite dans la transparence et le respect des règlements », note un diplomate. D’autant que Ndiaye défend le projet « sans vraiment révéler les détails de la vente des terrains », tout en expliquant que son ministre des Finances, Abdoulaye Diop, a supervisé la transaction… alors que celui-ci assurait, quelques semaines plus tôt, ne jamais avoir y été impliqué.

Par ailleurs, les 65 % des fonds restants, correspondant à la gestion du site, doivent aller à l’État pour la construction de « Cases des tout-petits » au Sénégal et dans la région : un projet phare de Wade, qui a abouti à la réalisation d’une centaine d’écoles maternelles gratuites depuis 2000. Mais « la plupart des centres existants sont des coquilles vides, ils sont soit fermés, soit utilisés à de multiples autres usages », peut-on lire dans le mémo.

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Un autre télégramme daté du 18 février 2010, relate la discussion de près de deux heures que le président Wade et l’ambassadrice américaine à Dakar, Marcia Bernicat, ont eue au sujet de la corruption au Sénégal. La diplomate commence par rappeler la décision de Wade, annoncée en Conseil des ministres le 21 janvier précédent, de donner plus d’importance à la lutte contre la corruption. Elle lui explique « l’inquiétude grandissante des États-Unis, d’autres bailleurs et de la communauté internationale au sujet du développement de la corruption au Sénégal et de l’impunité qui y prévaut à ce sujet. »

Selon le compte-rendu de l’entretien, la défense de Wade, qui répète plusieurs fois qu’il « n’y a pas eu de procès de corruption depuis plusieurs années », tient en trois points : « 1) Ses ennemis politiques instrumentalisent la presse pour l’accuser à tort, 2) il est difficile de prouver que la corruption existe, et 3) en tant que président, il ne peut surveiller tout ce qui se passe au gouvernement » (sic).

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Inquiétudes sur l’aide américaine

Comptant sur les connaissances de Wade en mathématiques, l’ambassadrice lui explique alors que « la corruption est répandue partout dans le monde et qu’il est statistiquement impossible qu’il n’y en ait aucun cas au Sénégal. » Le chef de l’État émet alors un « gloussement » et concède qu’il doit effectuer des pas dans la lutte contre la corruption et le blanchiment de l’argent sale.

À la fin de la discussion, Wade « demande abruptement des assurances que le gouvernement américain ne refusera pas au Sénégal le Compact du Millenium Challenge Corporation [un programme d’aide américain, NDLR], soulignant la nécessité d’aider les plus pauvres du pays ». Ce à quoi l’ambassadrice répond « que la législation prévoit qu’un déclin continuel dans les domaines de la bonne gouvernance, de la corruption ou d’autres indicateurs ferait perdre au Sénégal le Compact ».

Au sortir de l’entretien, la conclusion de l’ambassadrice est plutôt pessimiste. Selon elle, Wade risque « de louvoyer entre prendre des mesures pour combattre la corruption et continuer d’autoriser certains membres du gouvernement à se servir eux-mêmes dans les fonds publics, de manière à s’assurer leur loyauté. » Quant au fils du président, Karim Wade, il ne trouve pas vraiment grâce aux yeux de la diplomate. « Les ressemblances frappantes entre le père et le fils suggèrent que tous deux vont continuer à sous-estimer l’importance de ce sujet [la lutte contre la corruption, NDLR] pour les bailleurs et, de plus en plus, pour l’électorat. »

Pis, selon l’ambassadrice, « cela suggère aussi qu’ils vont continuer à travailler ensemble pour ouvrir la voie à une succession dynastique ». Mais les diplomates américains sont conscients de la délicate stratégie des Wade. Dans un autre mémo, daté du 5 novembre 2009 (« Sénégal : la campagne pour 2012 a déjà commencé »), la stratégie du camp présidentiel est décrite comme « fragile, le précédant et populaire Premier ministre, Macky Sall, étant opposé à rentrer à nouveau dans la coalition de Wade et Idrissa Seck et Karim Wade se détestant mutuellement ».

« Scandales financiers »

Pour l’ambassade, Wade est donc « dans une situation politique difficile en raison de son grand âge, du rejet de son fils par les Sénégalais (…). » Mais aussi parce que « dans le même temps, alors que la plupart des Sénégalais luttent pour joindre les deux bouts et ont perdu l’espoir face au chômage de masse, Wade et son entourage sont immergés dans les scandales financiers. »

À titre d’exemple, le rédacteur de la note explique que quelques semaines après la « récompense » octroyé par Wade au représentant du FMI, Alex Segura, le chef de l’État « s’est fait voler 52 millions de F CFA [79 273 euros, NDLR] dans son appartement parisien par un membre de son entourage. » Un proche de Wade aurait même confié à l’ambassade que ce n’était pas la première fois que cela arrivait…

Bref, pour la diplomatie américaine, « la défaite du parti présidentiel [le Parti démocratique sénégalais, PDS, NDLR] aux municipales de mars 2009 indique clairement que les Sénégalais sont fatigués et se sont lassés de l’administration extrêmement distante de Wade. » Mais ce qui inquiète le plus Washington, c’est « ce qui pourrait se passer dans l’éventualité où Abdoulaye Wade mourrait avant de désigner un successeur. » Notant les « profondes divisions » au sein du PDS et de l’opposition, les diplomates craignent qu’en cas de vacance du pouvoir s’ouvre « une période de violente lutte intestine dans les deux camps et d’instabilité générale dans le pays ». Le Sénégal, disent-ils, est devenu une « démocratie faiblissante ».

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Principaux télégrammes utilisés :

« Messages contradictoires au sujet du monument de Wade »

« L’ambassadeur discute de la corruption avec le président sénégalais »

« Sénégal : la campagne pour 2012 a déjà commencé »

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