Jean-Luc Raharimanana : « Sur les ruines, on peut toujours bâtir autre chose »
Dans sa nouvelle pièce de théâtre, « Des ruines », Jean-Luc Raharimanana explore l’esclavage, la colonisation et leurs stigmates sur le monde d’aujourd’hui. Des thèmes récurrents dans l’œuvre de l’auteur malgache, qui n’en est pas pour autant pessimiste sur l’avenir de l’Afrique.
La plume est colérique, ironique, vive aussi. Elle dessine les ruines laissées par l’esclavage, la colonisation, les indépendances… Un paysage moins désolant qu’il n’y paraît. Des ruines* peuvent naître une nouvelle Afrique, où les peuples « vivront comme des êtres humains, avec leur culture, leur identité », confie l’écrivain Jean-Luc Raharimanana.
Le monologue puissant et intime est mis en scène par Thierry Bedard et déclamé par le comédien congolais Phil Darwin Nianga.
D’autres textes sont à venir : Des ruines tient lieu de prologue pour la résidence d’écriture de l’auteur malgache au Forum de Blanc-Mesnil (région parisienne). Découverte.
JEUNE AFRIQUE : Pourquoi l’emprisonnement et la torture subis par votre père en 2002 ont-ils déclenché un besoin d’écriture ?
J. –L. RAHARIMANANA : Juste parce que vous êtes face à la barbarie et que vous éprouvez le besoin de le dire, que vous avez besoin de ne pas sombrer dans la haine, de reprendre vie tout simplement. Mais le besoin d’écrire remonte bien plus loin. J’ai toujours écrit. Cela n’a fait que conforter mon désir d’écrire. J’avais plutôt le désir de consacrer entièrement mon temps à l’écriture, d’aller à l’essentiel, de prendre l’art comme forme de vie.
Comment vous est venue l’idée d’écrire "Des ruines" ?
J’écris toujours un brouillon de mes écritures à venir mais le Festival d’Avignon (en juillet 2010, NDLR) a participé à la réflexion. J’ai beaucoup réfléchi après la réception houleuse des Cauchemars du gecko. J’étais un peu fatigué de prendre des gants pour ménager un public soi-disant pris en otage et culpabilisé par mes mots, par la mise en scène. Mais non, je n’ai pas envie de prendre des gants, de ruser pour me faire comprendre, pour dire un scandale permanent. Des guerres africaines qui ne disent pas leurs noms, une situation politique et sociale intolérable…
L’esclavage, la (dé)colonisation, les indépendances ratées, les démocraties fétides reviennent beaucoup dans "Des ruines" et dans quelques unes de vos autres œuvres. Pourquoi ?
Je les porte en moi et essaie de les comprendre. Des ruines est un essai de lucidité, une sorte de regard en arrière. J’ai 42 ans. Il y a eu trois dictateurs [à Madagascar], dont un (Didier Ratsiraka, NDLR) que j’ai connu pendant toute mon enfance, mon adolescence et ma jeunesse. Celui-là tombe, un autre arrive, et encore un autre. Et on est toujours dans la même situation aujourd’hui à Madagascar. Donc je regarde en arrière, et je vois des ruines. Mais malgré tout, on est debout. C’est ça qui est important. Sur les ruines, on peut toujours bâtir autre chose. Le sous-titre de Des ruines, c’est « La liesse et l’oubli ». Il ne faut pas oublier. Et la liesse, c’est celle d’être libre. Je ne suis né ni esclave, ni colonisé, je suis né indépendant.
Le terme « indépendant » vous déplaît…
Qu’est-ce que ça veut dire « indépendant » ? C’est une idéologie que l’on met dans la tête des Malgaches, des Africains, en leur disant : « Avant vous étiez dépendants, maintenant vous êtes indépendants, on vous lâche. » C’est comme si ça validait l’infériorité de l’Africain. On n’a pas besoin de dire qu’on est indépendant. On est et on vit. Point final. De plus, avec toutes les dominations qu’il y a en Afrique – domination culturelle, domination économique, domination politique – on ne peut pas dire qu’on est indépendant. C’est une imposture cette histoire d’indépendance ! Je veux carrément enlever tous ces termes qui catégorisent, classifient l’Africain.
Se retourner sur le passé, regarder des ruines, n’est-ce pas toxique au quotidien ?
Je n’ai pas le choix. C’est ça qui a fait ce que je suis aujourd’hui. Aussi, regarder derrière soi ne signifie pas toujours être consumé : quand vous regardez le feu, vous n’êtes pas consumé si vous savez garder votre distance… Donc regarder l’esclavage signifie regarder le fait de l’esclavage. Pour ce qui est de la colonisation, mon père en porte les stigmates, et je suis né sept ans après qu’elle a pris fin. Mais sept ans, ce n’est rien dans l’histoire d’un pays ! On ne peut pas dire que 70 ans de colonisation ont été effacés en sept ans d’indépendance. Non ! J’aurais préféré un autre héritage mais en même temps ce n’est pas simplement mon héritage : c’est un héritage mondial.
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Lire aussi « Jean-Luc Rahamanana, bâtisseur de mémoire » dans le n°2598-99 de Jeune Afrique, en kiosque du 24 octobre au 6 novembre.
*Des Ruines… La liesse et l’oubli, de Jean-Luc Raharimanana
Avec Phil Darwin Nianga
Mise en scène : Thierry Bedard
Les 4 et 5 novembre à Nantes
Le 10 novembre au Blanc-Mesnil
Le 21 avril à Saint-Nazaire
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