Pascal Lamy : « Nous ne prônons pas le libre-échange intégral »

Au terme de son mandat à la tête de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Français Pascal Lamy défend sa vision sociale-réformiste des échanges internationaux. Quelle place l’Afrique doit-elle y prendre ? Éléments de réponse.

Lors de l’entretien avec Pascal Lamy, à Paris. © Vincent Fournier/JA

Lors de l’entretien avec Pascal Lamy, à Paris. © Vincent Fournier/JA

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© Vincent Fournier pour JA

Publié le 15 juillet 2013 Lecture : 12 minutes.

Le 31 août à minuit – « pas à minuit moins une », il y tient -, Pascal Lamy, 66 ans, remettra les clés de son bureau genevois à son successeur, le Brésilien Roberto Carvalho de Azevêdo. Après huit années de loyaux et, a-t-il la faiblesse de croire, bons services à la tête de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le directeur général de l’instance arbitrale des litiges commerciaux de la planète redeviendra un citoyen français comme les autres. Savoir où rebondira celui qui n’entend aucunement prendre sa retraite est une autre affaire.

Énarque, ancien directeur de cabinet de Jacques Delors (quand celui-ci était président de la Commission européenne) avant de prendre la tête du Crédit lyonnais puis d’exercer pendant cinq ans la fonction de commissaire européen au Commerce, Pascal Lamy est un social-réformiste pur sucre, compatible avec une importante responsabilité ministérielle sous la présidence de François Hollande, mais pas forcément avec le logiciel idéologique du Parti socialiste (PS) – dont il est pourtant membre depuis… quarante-quatre ans. Rue de Solférino et à l’aile gauche du PS, nombreux sont, en effet, ceux qui reprochent à cet Européen convaincu, fervent partisan de la mondialisation économique et financière, d’être déconnecté du poulailler politique, avec une culture froide de haut fonctionnaire international.

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Pour qu’il le prenne à ses côtés, en somme, faudrait-il que François Hollande violente son parti – après les municipales de mars 2014 – et que la France aille plus mal encore ? C’est possible. Une chose paraît sûre pourtant : cette « tête d’oeuf » surdiplômée (Sciences-Po, droit, HEC, ENA), qui a appris que le savoir n’est rien sans pédagogie et qu’il ne sert pas à grand-chose d’être écouté à Pékin, Washington ou New Delhi si on est incapable de s’apercevoir des ravages que peut causer le libre-échangisme débridé sur le paysan de Bobo ou l’ouvrier de Fleurange, peut encore rendre bien des services. On aurait tort de s’en priver.

Jeune Afrique : Vous achevez huit années à la tête de l’OMC, soit deux mandats. Êtes-vous satisfait de votre bilan ?

Pascal Lamy : Si l’on se cantonne au rôle premier de l’OMC – ouvrir les échanges pour le développement -, le commerce mondial a doublé en dix ans, y compris en Afrique. Le commerce est plus ouvert qu’en 2005, et les pays en développement en ont souvent bénéficié, malgré une crise grave qui a déstabilisé l’économie mondiale pendant la moitié de cette période. L’OMC a gagné en visibilité et en influence, notamment grâce au travail que nous avons réalisé dans le domaine de la surveillance des politiques commerciales des membres à partir de 2008. Nous avons mobilisé 200 milliards de dollars [environ 150 milliards d’euros] supplémentaires au titre de l’aide au renforcement des capacités commerciales des pays en développement. Ce que, pour l’instant, nous n’avons pas réussi, c’est la sortie de la neuvième édition de la « bible » des règles du commerce mondial. En résumé, on peut dire que le verre est aux deux tiers plein.

Votre successeur, le Brésilien Roberto Carvalho de Azevêdo, sera-t-il sur la même ligne que vous ?

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Être directeur général de l’OMC, ce n’est pas la même chose qu’être dirigeant d’une entreprise ou d’un pays. L’autorité exécutive du directeur d’une organisation internationale est extrêmement limitée. Quand je suis passé de la Commission européenne à l’OMC, mon autorité exécutive a rétréci de trois quarts !

Les négociations du cycle de Doha sont dans l’impasse depuis plusieurs années…

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Il faudrait, en effet, actualiser les règles du commerce mondial, dont le dernier amendement date de 1994. Car depuis, le monde a changé. Au cours de la dernière décennie, la part des pays en voie de développement dans le commerce mondial a progressé beaucoup plus vite que celle des pays industrialisés. En 2012, pour la première fois, leurs exportations ont dépassé celles des pays développés. À présent, il faut montrer que l’OMC reste la seule plateforme multilatérale de négociation des règles facilitant l’ouverture des échanges.

L’Afrique, trou noir du commerce mondial ?

La grande majorité des États africains sont membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) – l’Algérie, la Libye, le Soudan, l’Éthiopie, le Liberia, la Guinée équatoriale et São Tomé e Príncipe négociant encore leur adhésion. Mais le continent ne représente toujours qu’une part infime des échanges internationaux. Dans son dernier rapport, à paraître le 11 juillet, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) note, certes, une progression significative : les échanges entre l’Afrique et le reste du monde sont passés de 251 milliards de dollars en 1996 à 1 151 milliards de dollars en 2011 (soit 889 milliards d’euros). Mais entre 2000 et 2010, le continent n’a représenté que 2,8 % des exportations mondiales et 2,5 % des importations.

Première explication : « Nos économies ne sont pas très diversifiées et reposent, pour la plupart, sur des exportations de matières premières », souligne Hakim Ben Hammouda, économiste tunisien et conseiller du président de la Banque africaine de développement (BAD). Mais à cela, il faut surtout ajouter « la puissance de négociation des pays développés ». Pourtant, au cours des dernières années, le continent a gagné en influence au sein de la direction de l’OMC, avec la nomination de certains de ses ressortissants à des postes clés. Par exemple, la Rwandaise Valentine Rugwabiza est l’adjointe de Pascal Lamy depuis 2005 et le Nigérian Chiedu Osakwe a piloté l’adhésion de la Russie à l’OMC.

Pour la plupart des institutions internationales, dont la Cnuced, la solution pour doper le commerce africain est de développer les échanges entre ses États. Car, dans ce domaine, le continent ne brille guère. Par exemple, sur la période 2007-2011, la part moyenne des exportations intrarégionales était de 11 % en Afrique, contre 50 % en Asie et 70 % en Europe. Pour rattraper ce retard, l’Afrique dispose de nombreux atouts, notamment dans le secteur agricole.

Stéphane Ballong

Mais comment débloquer les négociations qui ont été lancées en 2001 ?

Ce qui compte, ce n’est pas la manière dont on procède, mais le résultat. Le plus probable et, de mon point de vue, le plus souhaitable, c’est qu’on avance progressivement : on prend, dans le paquet des sujets importants, ceux déjà mûrs et qui peuvent être adoptés séparément. Les autres viendront par la suite. Depuis 2001, les priorités ont changé, parce que le monde a changé. Par exemple : entre 2001 et 2008, la tendance des prix internationaux des produits agricoles était à la baisse, et les échanges étaient sérieusement perturbés par des droits de douane élevés ou des subventions liées aux prix. Ce contexte, combiné à des restrictions aux exportations, a posé les bases de la crise alimentaire de 2008. Nous sommes désormais dans une phase de hausse des prix agricoles à long terme.

L’un des blocages de ces négociations porte sur les subventions au coton, qui donnent lieu à un bras de fer entre Américains et Africains…

C’est un dossier emblématique de la nécessité de réviser les règles de l’OMC pour réduire le plafond des subventions. Car celles-ci faussent les échanges commerciaux et ne créent pas un environnement propice au développement des avantages comparatifs des pays qui n’ont pas la possibilité de subventionner leurs producteurs. Mais nous sommes parvenus à mobiliser 400 millions de dollars pour moderniser la filière coton en Afrique.

L’OMC défend le libre-échange. Mais est-ce réellement compatible avec l’industrialisation de l’Afrique et, partant, son développement ?

Contrairement à une idée répandue, l’OMC ne prône pas le libre-échange intégral. Le principe de l’OMC, c’est l’ouverture des échanges, c’est-à-dire l’élimination progressive des obstacles illégitimes aux échanges. Et les règles de l’institution reconnaissent que l’ouverture des échanges peut profiter plus ou moins aux pays, selon leur niveau de développement. À l’OMC, rien n’empêche un État africain de protéger son industrie ou son agriculture s’il pense que renchérir ses importations en vaut la peine. Mais ce qui compte dans le monde d’aujourd’hui, c’est de s’insérer dans une chaîne de production, au bon endroit et au bon moment, et d’exploiter un avantage comparatif, essentiellement lié à la qualité d’une population et de son travail. La vraie contrainte du régime commercial des pays africains, c’est celle qu’ils se donnent au titre de l’intégration régionale. Ce qui compte pour le Kenya ou pour le Rwanda, c’est le tarif extérieur de l’EAC [Communauté d’Afrique de l’Est]. Pour le Sénégal ou la Côte d’Ivoire, c’est celui de la Cedeao [Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest].

La crise a suscité des pulsions protectionnistes en Europe. En France, on parle de relocaliser certaines activités industrielles qui avaient été délocalisées au Maghreb, l’automobile par exemple. N’est-ce pas inquiétant ?

À partir du moment où les processus de production se multilocalisent, une part croissante de vos exportations dépend de vos importations. Il y a vingt ans, au niveau mondial comme en Afrique, 20 % de la matière nécessaire à la fabrication des produits d’exportation était importée. Ce ratio est de 40 % aujourd’hui et sera de 60 % dans vingt ans. Dès lors que près de la moitié de vos exportations sont des importations auxquelles vous ajoutez de la valeur, plomber vos importations aurait pour effet de détériorer votre propre compétitivité. Dans les années à venir, il y aura de plus en plus de délocalisations et de relocalisations. Et c’est une chance pour l’Afrique car, pour atteindre le marché global, au lieu d’avoir à bâtir un secteur de production intégré, elle n’a qu’à pénétrer un segment du processus de production, ce qui est moins coûteux en capital. C’est ce qu’ont fait les pays asiatiques, et l’Afrique est en train de rentrer dans ce jeu.

Le continent doit-il miser sur ses ressources naturelles ?

Contrairement à ce que l’on entend souvent, la richesse de l’Afrique n’est pas dans ses ressources naturelles, mais dans sa population. Regardez les exemples de développement économique dans le monde depuis cent cinquante ans : les économies qui se sont le plus et le mieux développées sont celles qui ont privilégié leurs ressources humaines. Le meilleur exemple est celui de la Corée du Sud. En 1950, elle comptait parmi les pays les moins avancés. Aujourd’hui, elle est devenue un pays développé, notamment grâce à l’éducation. La démographie est une formidable opportunité, à condition que l’Afrique s’adapte au monde économique actuel, un monde dans lequel la taille des marchés prime. Il n’y a pas de place pour des marchés de 10 millions, 20 millions ni même 30 millions d’habitants. Aujourd’hui, l’Afrique est encore largement une myriade de petits morceaux de territoires.

Quel pays africain vous a impressionné par son modèle durant votre mandat ?

Disons que la partie de l’Afrique qui me paraît avoir l’approche la plus constante, c’est l’Afrique de l’Est, avec l’EAC. Elle est en avance par rapport aux autres, et cela tient essentiellement à une volonté politique. Depuis une quinzaine d’années, les leaders de cette région poussent à l’intégration régionale, en l’insérant systématiquement dans leur propre stratégie économique.

Quid des chefs d’État

Paul Kagamé a clairement une vision, il assure une certaine stabilité au Rwanda et bénéficie de la crédibilité de quelqu’un qui a obtenu des résultats. Mélès Zenawi était un leader qui avait vraiment une vision continentale. J’ai beaucoup travaillé avec lui, c’était un ami.

Malgré tout ce qu’on peut lui reprocher en matière de gouvernance ?

On a beaucoup tourné autour de ce pot… En ce qui me concerne, j’ai les idées claires là-dessus. Je comprends la tentation confucéenne d’un certain nombre de leaders politiques africains. Un bon souverain est là pour faire le bonheur de son peuple, dit Confucius. Si son peuple considère qu’il a échoué, il sera déchu.

Pour en revenir à vous, comment voyez-vous l’après-31 août ?

Je ne souhaite pas me lier les mains. Il se trouve que j’ai eu pendant très longtemps une grande indépendance [en tant que commissaire européen et directeur général de l’OMC]. C’est une habitude dont je ne vois pas très bien comment je pourrais me défaire. Je vais continuer à réfléchir pour, si possible, agir sur la mondialisation, la régionalisation, l’intégration économique et sociale, etc. Ce sont des thèmes sur lesquels je conduis mes propres réflexions, après avoir accumulé de l’expertise.

Des chefs d’État visionnaires ? Hier Zenawi, aujourd’hui Kagamé.

On dit que vous êtes le joker de François Hollande. Cette indépendance dont vous parlez est-elle compatible avec un poste ministériel ?

J’ai 66 ans et j’ai passé l’âge de la chasse aux maroquins. Je n’ai jamais refusé de servir mon pays, je l’ai déjà fait à de multiples reprises. Mais je ne suis pas demandeur d’une carrière ministérielle. Il y a des choses que j’ai envie de faire et d’autres moins. J’y réfléchis et je me « calerai » quand j’aurai fini cette réflexion.

Comment vous situez-vous par rapport au débat sur la démondialisation porté notamment par le socialiste Arnaud Montebourg, le ministre français du Redressement productif ?

Arnaud Montebourg se trompe dans sa thèse sur la démondialisation, dont je dis et je maintiens qu’elle est réactionnaire. C’est comme le luddisme qui, au XIXe siècle, prônait le sabotage des machines sous prétexte qu’elles étaient mauvaises pour l’emploi. Je suis membre du Parti socialiste depuis très longtemps, je suis d’accord avec 95 % des sociaux-démocrates de cette planète. Je les pratique, je leur parle. Il se trouve que dans les 5 % qui restent, il y en a une grosse proportion en France. Sans doute suis-je décalé aux yeux de M. Montebourg. Mais aux yeux de la majorité des mouvements progressistes mondiaux, c’est lui qui est décalé. Après tout, c’est une question d’échelle.

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Social-réformiste, c’est comme cela que vous vous définissez ?

Absolument. Si je compare ce que je pense aujourd’hui à ce que je pensais lorsque j’ai pris ma carte de socialiste en 1969, je suis plus ferme sur la nécessité d’assurer une justice sociale par différents moyens. Je suis par exemple plus intransigeant en matière de lutte contre les inégalités, d’accès au savoir et à l’éducation, et sur la nécessité d’instaurer des filets de sécurité dans un monde qui, à cause de son intégration, devient plus stressant, plus volatil. Mais je suis plus ouvert sur le plan économique.

L’extrême droite agite les épouvantails de la mondialisation, du libre-échange, etc. Des thèmes qui vous sont chers…

Je pense que la frontière entre les tenants de la démondialisation et ceux de la xénophobie n’est pas très éloignée. On est dans un monde intégré et qui va continuer à s’intégrer à grande vitesse sous l’effet de la technologie et de la logique du capitalisme de marché globalisé. En même temps, chacun a besoin de se construire sur des identités individuelles et collectives. Dans les cinquante années à venir, le problème sera la tension entre l’intégration économique et l’intégration anthropologique. Les marchés et la technologie intègrent, connectent, voire hyperconnectent. Les systèmes de représentations, les imaginaires, les rêves, la culture, tout ce qui fait l’identité individuelle et collective demeure local. Comment articuler ces différents niveaux d’identité dans un monde qui va continuer à se globaliser ? À mon avis, c’est là que réside le problème de fond.

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