Olivier Poivre d’Arvor : « Le politique doit réinvestir le champ culturel »

Depuis dix ans, cet homme très attaché à l’Afrique dirige l’action culturelle extérieure de la France. Au moment de céder sa place, il revient sur cette décennie.

Olivier Poivre d’Arvor, actuel ambassadeur de France en Tunisie, le 15 juin 2010 dans les locaux de Culturesfrance, à Paris. © Vincent Fournier pour J.A.

Olivier Poivre d’Arvor, actuel ambassadeur de France en Tunisie, le 15 juin 2010 dans les locaux de Culturesfrance, à Paris. © Vincent Fournier pour J.A.

Publié le 21 juin 2010 Lecture : 10 minutes.

Jeune Afrique : Nommé en Conseil des ministres il y a deux semaines, Xavier Darcos va prendre en charge les relations culturelles extérieures de la France. Un rôle que vous avez tenu pendant dix ans, d’abord à la tête de l’Agence française d’action artistique, puis de Culturesfrance…

Olivier Poivre d’Arvor : Dix ans, c’est bien. Je ne renâcle pas à l’idée de changer de mission. En février 2009, à sa demande, j’ai présenté à Bernard Kouchner un projet d’agence appelée « Institut français ». Je suis satisfait que cet institut se crée, même si la maquette de départ était plus ambitieuse et impliquait le rattachement au réseau dès le départ. Depuis longtemps, je plaide pour une meilleure lisibilité de notre action. Notre politique est trop dispersée. L’Alliance française, l’Institut français, les Centres culturels, Culturesfrance, l’Égide, Campusfrance, tout cela a le charme des plateaux de fromages à la française, mais c’est incompréhensible. Quand j’ai été nommé par Hubert Védrine, je lui ai dit qu’il fallait créer une « marque » France et donner à nos relations culturelles extérieures un caractère d’entreprise. Ceux qui conçoivent ne sont pas forcément ceux qui réalisent.

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Quand sera créé l’Institut Français ?

C’est un travail à assez long terme. La loi qui va être présentée à l’Assemblée et doit être votée début juillet prévoit une période de trois années d’expérimentations pour savoir si le réseau peut être rattaché à l’Institut.

Regrettez-vous de ne pas en être le chef d’orchestre ?

Pour être franc, je n’ai pas vocation à ne m’occuper que de diplomatie culturelle ! J’ai envie de m’impliquer dans les domaines culturel, diplomatique et politique. Après, il est vrai que lorsque l’on a passé dix ans dans une mission et qu’on vous dit du jour au lendemain que c’est terminé, on a un sentiment de vide extrême. Mais quelque part, c’est flatteur de voir qu’un ministre vous succède, ça veut dire que le poste a pris de la valeur. Je respecte beaucoup Xavier Darcos. Et si l’on veut faire avancer une réforme de ce type face aux pesanteurs de l’administration, il faut un poids politique. L’idée de faire appel à quelqu’un qui a ce poids est une bonne idée. Xavier Darcos pourra faire avancer la machine, même si les diplomates craignent parfois que les relations culturelles soient externalisées et que le Quai d’Orsay perde la maîtrise de cet outil.

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L’académicien Jean-Christophe Rufin a refusé de prendre la tête de l’Institut français à cause du manque de moyens. Qu’en pensez-vous ?

Il faut que cette agence intègre très vite le réseau, sinon elle aura des charges de fonctionnement lourdes et peu de recettes. L’argent public ne va pas augmenter. On crée un établissement public à caractère industriel et commercial [Epic, NDLR], mais où sont le caractère industriel et commercial ? C’est la vraie question. Le seul produit que l’on a à vendre, c’est la langue, l’enseignement du français.

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Vous allez assurer la transmission du relais ?

J’ai vu Xavier Darcos aujourd’hui. L’Institut sera créé en janvier 2011 et je suis suffisamment attaché à cette maison pour aller jusqu’au bout.

Au regard des dix années passées, que considérez-vous comme votre plus grande réussite ?
Dans une période de disette, où l’administration s’est fait tailler des croupières et où le Quai d’Orsay a souffert, j’ai réussi à transformer un opérateur des champs artistiques en un opérateur culturel au sens large qui, budgétairement, pèse aujourd’hui trois fois plus. Et ce, grâce à un système de fusions successives entre l’AFAA, Afrique en créations, l’ADPF, etc. Culturesfrance va former la base du nouvel Institut français. Sinon, il y a un thème qui m’est cher, c’est le lien entre culture et développement. Nous sommes devenus l’un des bailleurs de fonds les plus importants au monde dans ce domaine.

Et votre plus important échec ?

Ne pas avoir créé un organisme capable de répondre aux appels d’offre européens. En Europe, on est dans un système de subsidiarité : chaque pays doit financer sa propre culture. Ainsi, une vache européenne est mille fois plus subventionnée qu’un artiste européen. Le budget consacré à la culture est dérisoire comparé à celui de la politique agricole. C’est un vrai souci : un véritable marché européen compterait 500 millions de personnes. Mais on ne parvient pas à le créer. Les seuls à savoir s’y prendre sont les Américains. Une très grosse part de l’export de leur cinéma se fait dans cinq pays, dont quatre en Europe.

Des rêves inassouvis ?

J’ai toujours rêvé d’avoir un très riche mécène qui nous confie toute sa fortune, mais je n’ai pas trouvé. Imaginez que Liliane Bettencourt se soit pris de passion pour moi et ma mission… On a tout de même 5 à 7 millions d’euros par an, sur un budget de 40, qui nous viennent de mécènes, plus tout ce qui est trouvé sur place par nos ambassades.

L’influence du secteur privé ne vous inquiète pas ?

Je n’ai jamais eu d’expérience déplaisante. Le mécénat est souvent porté par un groupe, une entreprise, des personnels. Le futur Institut français doit être une entreprise. Côtoyer l’entreprise plutôt que l’institution ou l’administration, c’est une très bonne chose.

Vous avez connu plusieurs gouvernements, plusieurs ministres. Vous avez toujours eu de bonnes relations avec eux ?

J’ai survécu à quelques changements de gouvernements ! J’ai été choisi par Hubert Védrine et j’avais une véritable adhérence avec lui. Cela dit, si ce n’est pas facile, c’est toujours passionnant. Il s’agit d’intéresser à la culture des ministres qui ont un agenda très politique. On m’a souvent dit : « Tu es très reptilien, tu es capable de tutoyer Védrine, Kouchner, Douste-Blazy, Barnier… » Mais ce n’est pas par plaisir, c’est obligatoire ! En France, l’artiste doit être proche du pouvoir. S’il ne l’est pas, cela ne fonctionne pas. Les ministres eux-mêmes sont plutôt attentifs, mais l’administration du Quai d’Orsay a d’autres priorités. Pour intéresser les ministres, il faut toujours être derrière la porte, envoyer des messages, râler, se fâcher…

Je me souviens de Dominique de Villepin, un homme de grande culture, à un moment où l’on avait de vrais problèmes de budget. Il m’a appelé et m’a dit : « Connard ! Qu’est ce que tu veux ? » J’ai répondu : « Trois millions d’euros. » Et il m’a balancé : « Tu les as, connard ! » Voilà un dialogue bref, dynamique et enrichissant ! La culture n’est jamais en tête d’agenda. Pourtant, l’élément culturel de la diplomatie est capital et l’on  ne mesure pas assez, y compris dans notre relation avec l’Afrique, à quel point il est essentiel.

Et avec les autorités africaines ?

À Madagascar, c’était difficile. On a dû quitter l’île : il y avait un vrai problème de censure lié aux églises malgaches. J’ai constaté auprès du président Ravalomanana que la vision religieuse de la culture rendait les choses impossibles. Au Sénégal, avec Karim Wade, on souhaitait créer, sur l’île de Gorée, la grande villa Médicis de l’Afrique dans l’hôtel de l’Espadon, l’ancien palais du gouverneur. On y a travaillé pendant un an, on avait trouvé des investisseurs privés, mais cela ne s’est pas fait. Sans doute parce qu’il y avait un défaut de relations politiques.

En France, un ancien ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon, a plaidé pour la suppression du ministère de la Culture…

Il avait déjà été ministre de la Culture et pouvait le dire après. Moi, si je veux être ministre, il faut bien que le ministère existe ! Dans les années 1980, Jack Lang pouvait prendre une décision sur le prix du livre, sur le financement du cinéma, sur les quotas dans le domaine de la musique : la diversité culturelle était préservée. Aujourd’hui, le ministère de la Culture a essentiellement une capacité de nominations et il défend des budgets, mais il peut difficilement faire avancer certaines questions. En ce qui concerne le numérique, la passivité règne. On attend que Google nous dise ce qu’il faut faire. On peut se demander si le ministère de la Culture n’est pas devenu celui des clientèles. Sa marge de manœuvre et sa vision politique sont beaucoup plus faibles qu’il y a trente ans…

La logique du marché l’emporte-t-elle sur celle du politique ?

On est à un point d’intersection où la logique du tout public doit rencontrer celle du marché. On a un problème avec le marché, parce qu’il renvoie au produit et que le produit, ce n’est pas chic. La culture, c’est une richesse. En France, on dispose de ressources naturelles considérables. Ce n’est pas assez revendiqué sur le plan politique. Les Africains du Sud ont des diamants dans leur sous-sol, nous, on a dix siècles d’histoire qui nous valent 80 millions de touristes par an. C’est notre minerai. Moi, j’applaudis quand des gens comme Henri Loyrette décident d’exporter notre patrimoine. Il y a, en France, une sacralité de la culture qui est malvenue, parce qu’elle est pensée pour l’élite et par l’élite. Chez nous, la culture, ce n’est ni le savoir, ni la connaissance, ni la science : on a une vision artistique de la culture. Je prépare d’ailleurs un bouquin à ce sujet qui sortira en septembre chez Flammarion, dans la collection Café voltaire. Le titre provisoire est Lettre d’un singe capitulard à un ami américain !

Quel regard portez-vous sur l’évolution du monde culturel en Afrique ?

En 2000, l’année où l’on a repris Afrique en créations, la France a découvert, avec le sculpteur sénégalais Ousmane Sow sur la passerelle des Arts, qu’il y avait des artistes africains contemporains et qu’ils n’avaient pas des morceaux d’os dans le nez. Une révolution, qui a créé un mouvement. Quand je vois le chemin parcouru, je me dis que, si le continent a des problèmes, il a une sacrée pêche sur le plan artistique ! La littérature d’Afrique triomphe avec les Mabanckou, Monénembo et Miano. Au-delà de Youssou N’dour, la jeunesse écoute Ismaël Lô, Rokia Traoré et bien d’autres. Il y a dix ans, être un danseur en Afrique, ce n’était pas un statut. Aujourd’hui il y a près de cent compagnies qui vivent de la danse. Pour le cinéma, bien sûr, c’est plus difficile. Il y a un vrai sujet d’inquiétude : l’Afrique a du mal à produire ses propres images, et c’est assez grave dans la mesure où ce sont d’autres qui les font.

Mais au bout du compte, ce qui me frappe, c’est qu’en dix ans, la culture africaine s’est constituée en économie. Une économie certes marginale, mais qui peut devenir une source de richesses. C’est ce que j’ai dit au président béninois, Yayi Boni : l’image de son pays est bonne parce qu’il y a des artistes comme la chanteuse Angélique Kidjo ou le plasticien Zinkpé… L’Afrique est enfin à la mode. Le noir, c’est chic. Il y a un très fort désir de métissage.

Pensez-vous que les autorités s’impliquent assez dans le domaine de la culture ?

La culture n’est pas souvent prise au sérieux par les pouvoirs publics. Mais il y a des contre-exemples. Le président tchadien, qui n’est pas connu pour être un mécène des arts, a récemment donné plus d’un million d’euros pour permettre à une grande salle de cinéma de rouvrir.

Le président sénégalais, Abdoulaye Wade, a aussi offert à son pays une magnifique sculpture…

Cela témoigne au moins d’une chose : c’est que l’art parle aux politiques. Il est vrai que dans ce cas, le projet ne semble pas réjouir tout le monde. Ni les artistes africains, ni les Sénégalais. Cela dit, il faut aller chercher les présidents car ils n’ont pas tous l’appétence culturelle d’un Alpha Oumar Konaré… Les élus, notamment les maires – je pense à celui de Ouagadougou – sont souvent des interlocuteurs plus intéressants que les ministres de la Culture. Celui d’Abomey, au Bénin, est motivé pour mettre en valeur son patrimoine historique. Il y a là des partenaires de qualité, même s’il y a peu de pays qui investissent vraiment dans la culture, comme le font le Burkina Faso ou le Maroc.

Quelle est la place de l’Afrique à Culturesfrance ? Quelle sera-t-elle demain, au sein de l’Institut français ?

L’Afrique représente environ 3 millions d’euros par an sur notre budget. En dix ans, on a investi 30 millions d’euros, ce qui correspond à presque 20 % des programmes. Il faut qu’on mette plus. La France ne peut qu’y gagner. Cela crée un lien fort avec les communautés d’origine africaine en France et, sur un plan politique, c’est déterminant.

Comment voyez-vous votre avenir ?

Tout cela est un peu mélangé dans ma tête. Mon parti, c’est la culture. J’ai envie que le politique réinvestisse ce champ. Je suis frappé de voir qu’il y a très peu d’hommes et de femmes politiques dans les festivals, les spectacles, les galeries. Je ne parle pas de l’opéra, où il y a toujours toute la brochette des ministres et anciens ministres. Je voudrais que la culture redevienne un enjeu.

Dans n’importe quel camp ?

Non, j’ai des convictions. Mais c’est un autre terrain. Je suis maintenant prêt à m’engager, même si ma liberté c’est de n’ « appartenir » à personne.

En dehors de votre essai Lettres d’un singe… qui paraîtra à la rentrée, vous continuez d’écrire ?

Je suis en train d’adopter une petite fille au Togo. J’ai envie de raconter cette histoire-là. Elle s’appelle Faiza. Elle a huit ans. C’est une telle aventure pour moi ! Une telle transformation ! L’Afrique est devenue un élément de ma vie et ça me plaît qu’il y ait un Poivre d’Arvor d’origine peule.

 

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