» Photo de groupe au bord du fleuve » : extraits
« Vous ne vous attendiez pas du tout à ce que la riposte soit aussi rapide et brutale. Mis en déroute à onze heures, ces acheteurs de pierre sont revenus en force moins de deux heures plus tard, au moment même où vous vous apprêtiez à quitter le chantier. Seulement cette fois-ci ils ne sont pas venus seuls mais accompagnés d’un commando armé. Bien que surprise, tu n’es pas étonnée outre mesure puisque la plupart de ces camions appartenaient aux gros pontes du régime en place qui se cachaient derrière des parents anonymes pour faire des affaires souvent louches. Pour eux, mobiliser la police pour défendre leur bien privé est tout à fait normal.
Ce n’est pas une simple force de police qui débarque mais une police militarisée, pour tout dire une véritable milice armée venue, semble-t-il, pour affronter une bande de dangereux malfrats.
Ils sont une douzaine de policiers qui sautent immédiatement des cars grillagés avec casques, matraques, fusils et tout. Leur chef porte un pistolet à la ceinture. Il parade avec les insignes de son grade mais ne connaissant rien aux grades de l’armée, tu décides de lui donner celui de colonel. Il avance, accompagné de trois ou quatre rescapés de la bataille du matin. L’un d’eux est l’homme aux lunettes noires mis K.-O. par Moukiétou, une bande de gaze entourant sa tête comme un turban ; il n’y a pas à chercher, il est très en colère. D’autres portent des sparadraps collés ici et là, et tu en aperçois même un qui marche avec une béquille, faite d’un tronc de bambou. Ils vous fichent vraiment la pétoche.
Quelques femmes ramassent des cailloux qu’elles serrent dans leur poing, prêtes à les lancer mais tu interviens immédiatement en leur demandant de les laisser tomber, car cette bande armée dite « forces de l’ordre » ne cherche qu’un prétexte pour vous massacrer impunément. Tu prends ton courage à deux mains, tu avances de quelques pas puis tu t’arrêtes pour les laisser venir vers toi. C’est à eux de venir vers toi car c’est ton territoire. Quand il voit les autres se ranger derrière toi, le chef des soldats, le colonel, qui jusque-là ne savait pas à qui s’adresser, comprend immédiatement que tu es la chef et, te pointant du doigt, laisse éclater sa colère : « Je devrais vous coffrer toutes, bande d’idiotes, pour coups et blessures volontaires sur des tiers. Agresser des commerçants qui ne veulent rien d’autre qu’acheter votre pierre, vous n’avez pas honte ? »
Il n’a même pas demandé à savoir votre version des faits et se met à vous insulter. D’ailleurs, quelle était la version des faits ? Tu n’en es plus aussi sûre. N’était-ce pas Iyissou qui la première avait agressé ce pauvre homme ? Non, c’était plutôt l’homme aux lunettes noires qui avait voulu étrangler Iyissou qui ne faisait que protéger son sac de gravier. Mais en fin de compte cela importe peu, la vérité est qu’une bande d’entrepreneurs véreux voulait s’accaparer de façon malhonnête votre gagne-pain et vous vous étiez défendues. Mais en aucun moment le chef de ces militaires armés ne veut savoir ni comprendre. Tu lui parles de vendre vos sacs de cailloux à vingt mille francs, lui se lance dans un discours complètement déconnecté de vos besoins, de vos souffrances, de votre réalité. Il vous parle d’intérêt général, il vous hurle que cet aéroport international est une priorité nationale, qu’il doit être terminé avant la grande fête de l’Indépendance, que des invités du monde entier y compris le président de la République française allaient y atterrir, que votre refus de vendre est un sabotage, un acte délibéré pour ternir l’image du pays et de son président à l’étranger. Que ce ne seront certainement pas des tâcheronnes comme vous qui… Ya Moukiétou n’en peut plus et, oubliant que c’est toi la porte-parole attitrée, elle explose : « Si le président a tant besoin de ces sacs, qu’il nous les achète à vingt mille francs ! Ce sont nos sacs. C’est nous qui décidons. Ce n’est pas à lui de me dire la couleur du slip que je dois porter demain parce que c’est mon slip ! De la même façon, ces cailloux sont nos cailloux ! » Gros éclats de rire du côté de tes troupes soudain ragaillardies avec des « Bravo, c’est ça ! Bien dit ! » Cette fois le colonel se fâche vraiment. Il crie « Outrage au chef de l’État » et ordonne à ses hommes d’avancer. Itela te demande ce que signifie « outrage au chef de l’État » et tu lui expliques que cela veut dire qu’on a insulté le président de la République. En entendant cette explication, Moukiétou se fâche encore plus et hurle à l’endroit du colonel : « Va dire à l’outragé président que je préférerais encore mille fois lui donner mes fesses gratuitement que de lui donner nos sacs pour dix mille francs ! » C’était le mot de trop !
« Allez, on réquisitionne ces sacs. Vous viendrez vous faire payer au commissariat central de la police, ordonne le colonel, et à dix mille francs le sac ! » Et les soldats et les chargeurs d’avancer. « Voleurs, hou hou hou, vous n’êtes pas des hommes, hou hou hou… » se mettent à hurler les femmes, impuissantes devant cette force armée qui avance. Dès que le colonel a entendu ces insultes et ces « hou hou hou » de mépris, il hurle : « Chargez ! »
C’est la curée. Coups de bottes, de crosses sur des femmes désarmées. Vos cailloux se mettent à voler mais il n’y a pas match. Vous réussissez quand même à en malmener un, et pour dégager leur camarade en difficulté, ils se mettent à tirer. À balles réelles. C’est la débandade parmi vous. Tu fuis du côté du fleuve, d’autres fuient vers les gros blocs de grès pour s’offrir un rempart contre les balles, d’autres encore fuient vers les hautes herbes afin de s’y aplatir, s’y écraser hors de la vue de ces assassins. Mais celles qui n’arrivent pas à courir assez vite se font rattraper et tabasser. Enfin, au bout d’un moment, les voix humaines et les crépitements des armes se taisent complètement pour laisser la place au grondement lointain du fleuve qui se fracasse contre les rochers dans sa course vers l’océan et les bruits mats des sacs de pierres pleins ou à moitié vides, que l’on balance en vrac dans les bennes des camions qui démarrent aussitôt toute la marchandise enlevée. »
Actes Sud, 2010
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