Mahi Binebine, moudjahidine de lucidité

Dans « Les Étoiles de Sidi Moumen », son dernier livre paru en janvier (Flammarion/Le Fennec), le romancier marocain Mahi Binebine raconte le parcours de « Yachine », un des jeunes hommes du bidonville de Sidi Moumen qui ont participé aux attentats-suicide de Casablanca, le 16 mai 2003. Plongée au cœur d’un malaise social, religieux et, avant tout, humain.

Mahi Binebine à Paris, en janvier 2010. © Vincent Fournier, pour J.A.

Mahi Binebine à Paris, en janvier 2010. © Vincent Fournier, pour J.A.

Publié le 29 mars 2010 Lecture : 4 minutes.

C’est aujourd’hui d’outre-tombe que Mahi Binebine s’adresse à ses lecteurs. Avec « Les Étoiles de Sidi Moumen », le peintre-écrivain marocain s’est glissé dans l’esprit d’un des quatorze kamikazes islamistes qui ont ensanglanté Casablanca le 16 mai 2003. Un défi littéraire très audacieux : comment imaginer les ressorts intimes et criminels d’un jeune homme issu d’une fratrie de quatorze enfants, qui a grandi sur les décharges de Sidi Moumen, l’un des bidonvilles les plus miséreux de la capitale économique marocaine ?

Le récit, on s’en doute, finit tragiquement mais c’est avec son éternelle bonne humeur que Binebine accueille J.A. dans son appartement parisien. « C’est seulement une fois qu’on a craché toute la crasse du monde que l’on peut rigoler », explique le marrakchi quinquagénaire, nouvelle icône de la scène artistique marocaine.

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Et la crasse de Sidi Moumen, décrite sur 150 pages, a de quoi inquiéter le lecteur. Comment en effet concevoir qu’à seulement 15 minutes des villas huppées des quartiers Anfa et Californie ou de la grande mosquée Hassan II dont le minaret défie l’océan, s’entassent près 100 000 personnes dans l’un des plus grands bidonvilles de Maghreb ? « En me rendant à Sidi Moumen, j’ai découvert un Maroc que je ne connaissais pas, un Maroc qui m’a choqué, une sorte de Calcutta », raconte Binebine qui a voulu « essayer de comprendre » après le 16 mai, une date qui a durablement ébranlé l’image d’un royaume jusque-là épargné par le terrorisme aveugle. Parfois enjoué, mais souvent grave, Binebine évoque les « cinq années de douleur » et d’écriture « difficile » qui lui ont été nécessaires pour coucher sur le papier un cauchemar urbain, avec son cortège de fantômes pulvérisés au nom du djihad.

Islam dévoyé
C’est donc dans un cloaque que grandit « Moh », surnommé « Yachine » – comme Lev Yachine, le légendaire gardien de football russe. Page après page, « Yachine » le narrateur devient touchant, voire attachant. Nous parlant de l’au-delà où il « attend toujours les anges » promis par l’architecte du carnage, son mentor l’émir Abou Zoubeir, le jeune kamikaze décrit une enfance faite de rapines, de règlements de comptes sanglants, de combines pour recycler les rares pépites de la décharge, le haschich, les misérables maisons de torchis et de tôle ondulée, la télévision qui y hurle en permanence… Mais aussi l’amour d’une mère, écrasée par le quotidien et pressentant toujours la présence obsédante du drame autour de sa maisonnée. « A Sidi Moumen, la violence et la mort sont banalisés », explique Binebine, « mais il ne faut pas ignorer que là-bas comme ailleurs, on rit, on chante aussi… » Et on joue au football.

Comme des millions de jeunes Marocains, la passion de « Yachine » gravite autour du ballon rond. Et, dans le sillage de son idole russe, le jeune homme se décrit « comme le rempart infranchissable » des tirs des équipes ou des gangs adverses qui défient son équipe,  baptisée les « Etoiles de Sidi Moumen », sur un terrain jonché de pierres, de cadavres enterrés à la hâte, de tessons et de sacs en plastique.

« J’ai voulu rendre une humanité à des jeunes gens que l’on a diabolisé à outrance même s’ils sont des assassins qui ont tué des innocents. Ils sont aussi des victimes de la démission de l’État », affirme Binebine, le rédempteur des âmes damnées. « Si j’étais né à Sidi Moumen, moi aussi, peut-être, j’aurais pu devenir un kamikaze », ose même l’écrivain. Car, et c’est là que les « Etoiles de Sidi Moumen » se mettent à briller de tous leurs feux littéraires, le roman raconte la glissade de nos footballeurs misérables vers un islam dévoyé et synonyme de terreur.

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Proies faciles
Il y a d’abord Hamid, le turbulent grand frère de Yachine qui, au contact d’Abou Zoubeïr, se métamorphose en zélote du prophète après s’être laissé pousser la barbe. Semaine après semaine, la propagande d’Abou Zoubeïr « qui avait des amis partout », sa capacité à trouver des petits boulots pour les jeunes paumés de la décharge et à leur rendre une dignité perdue commence à porter ses fruits vénéneux. A son tour, Yachine assiste aux prières de l’émir dans un garage. N’est-ce pas grâce à lui qu’il a appris un métier, la mécanique ? N’est-ce pas grâce à lui que le haschich et l’alcool ont disparu de leurs causeries nocturnes ? N’est-ce pas grâce à lui que plusieurs Etoiles de Sidi Moumen ont pu prendre une semaine de « vacances » au bord du lac de Dayt Aoua, dans le Moyen-Atlas, pour prier et se perfectionner en technique de close-combat ?

« C’étaient des proies faciles pour les marchands de paradis », commente Binebine, « la machine de l’embrigadement les a convaincu que l’enfer était sur terre et que la mort était le tarif pour le paradis. Les islamistes tissent leur toile avec une démarche très progressive, très insidieuse, très patiente. Cela prend deux ans pour fabriquer un kamikaze ». L’écrivain marrakchi sait que son récit, qui devrait être adapté au cinéma dès l’automne prochain par Nabil Ayouch, pourra faire polémique. « Ce n’est pas un livre politique, c’est un roman. Mais il s’adresse aussi au pouvoir avec un message simple : occupez-vous de ces jeunes gens, éduquez-les, donnez-leur les moyens de vivre, rendez-leur leur dignité… Nous sommes assis sur une poudrière, demain, il peut y avoir un nouveau drame ».

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Les dirigeants marocains ne sont pas les seuls concernés par ce message. « Le tout-sécuritaire n’est pas une solution et, au niveau international, ce n’est pas en envahissant un pays et en tuant 100 000 personnes qu’on résout la question du terrorisme », conclut l’auteur qui confesse écrire avec « une tendre noirceur et un désespoir souriant ». Entre frisson et compassion, Mahi Binebine est un moudjahidine de lucidité.

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