Quand une bibliothèque brûle, c’est un monde qui meurt…
Le 5 janvier 2010, la bibliothèque de l’Institut des belles lettres arabes (IBLA) de Tunis, gérée par les Pères blancs, est victime d’un incendie au cours duquel un des religieux trouve la mort. Attentat, accident, suicide ? Notre envoyée spéciale a mené l’enquête. Reportage.
Ce vendredi 29 janvier, le vent qui se lève amène jusqu’aux portes de la médina de Tunis l’odeur d’une fumée âcre et froide. Tout autour de l’impasse où se niche l’Institut des belles lettres arabes (IBLA), entre Monfleury et la Faculté du 9 avril, des pages manuscrites jonchent le trottoir, des livres à moitié brûlés traînent dans les caniveaux, des feuilles voltigent, trouées de cendre noire.
A l’intérieur de la bâtisse de style arabe occupée par les Pères blancs depuis plus d’un demi-siècle, les murs sont recouverts de suie et les structures des rayonnages sont calcinées. Mais il suffit d’entrer pour constater que dans ce lieu de désolation, la vie bat à plein régime. Une fourmilière de jeunes s’active sur les deux étages, maniant fers à repasser et ciseaux, nettoyant et recollant les ouvrages. Ce sont des étudiants ou des professeurs, telle cette enseignante de beaux-arts venue de Kairouan ou cette lycéenne voilée qui s’échine à sauver un fascicule mouillé à l’aide d’un sèche-cheveux.
Un chercheur entre, son cartable lui tombe des mains, il pâlit et deux larmes coulent soudain sur ses joues. Une jeune Française prononce alors comme pour détendre l’atmosphère : « Il y en qui sèchent les cours, nous, nous séchons les livres ». A côté, Frère José Maria, responsable des Pères blancs du Maghreb venu d’Algérie pour une visite de routine, était présent le jour de l’incendie. Il parle beaucoup et vite, encore sous le choc. Il rit même lorsqu’une photographe du pays laisse tomber avec un brin d’humour en désignant les objets et les habits calcinés entassés sur le sol : « Il paraît que c’est Boltanski qui a revendiqué l’explosion ! » – clin d’œil à l’exposition actuelle de l’artiste français au Grand Palais, lequel est connu pour ses installations monumentales d’objets dispersés.
Explosion suspecte
Que s’est-il donc passé ce mardi 5 janvier ? A 14h 10 exactement, dans ce lieu où travaillent et habitent quatre Pères blancs, un grand bruit se fait entendre. Le père Jean Fontaine qui dirige les lieux se précipite avec frère José Maria. Ils tentent d’accéder à la réserve des livres d’où venait le bruit de l’explosion et qui contient, outre les rayonnages, une petite pièce tapissée d’ouvrages ou le père Jean-Baptiste a l’habitude de faire une pause. Quand ils réussissent à s’introduire dans la bibliothèque, le feu est déjà à hauteur d’homme. Frère José a le temps d’apercevoir le corps de Jean-Baptiste couché sur le dos, une jambe repliée et en feu. Il ne peut s’approcher davantage, les livres en flammes tombent sur ce qui n’est déjà plus qu’un cadavre.
Tout de suite, la nouvelle de l’incendie de la bibliothèque de l’institut, très riche sur la civilisation tunisienne, se répand. La stupeur est à son comble et les rumeurs vont bon train. De la thèse du règlement de compte au simple court-circuit en passant par le crime crapuleux, tout y passe. On évoque la fuite d’un gardien qui aurait été à l’origine du sinistre. On chuchote que le père Jean-Baptiste retrouvé mort aurait mis le feu de ses propres mains. On s’étonne de la présence sur les lieux d’une équipe d’Al-Jazira au moment de l’incendie. La radio arabe du Vatican parle ni plus ni moins d’attentat.
« Moment de folie »
Qui a provoqué l’incendie ? Un gardien qui aurait fui ? L’IBLA n’a jamais eu de gardien. Une équipe suspecte d’Al-Jazira ? Il s’agissait tout simplement d’un correspondant de la chaîne en Tunisie que Jean Fontaine connaissait depuis belle lurette. Une fuite de gaz ? Il n’y avait pas de gaz dans le bâtiment. Un court-circuit ? L’installation électrique venait d’être changée. Un attentat ? Ni traces de bombe, ni corps déchiqueté. Un crime crapuleux ? Qui aurait eu maille à partir avec le père Jean-Baptiste, et pour quel motif ? A peine quatre minutes se sont écoulées entre la déflagration et le moment où les deux prêtres se sont rendus sur place. S’il y avait quelqu’un, il aurait été aperçu ou aurait laissé un indice.
En revanche, plusieurs fait troublants interpellent les enquêteurs : l’incendie a eu lieu à l’heure où le personnel employé était parti pour sa pause déjeuner. L’une des deux portes qui permet d’accéder à la bibliothèque était fermée de l’intérieur au moment où l’incendie s’est déclaré. Et les extincteurs avaient été enlevés. Trois ouvrages des plus précieux dont une traduction du Coran en latin, unique en son genre, avaient été déposés dans un bureau à part, comme si on voulait les épargner. Le père Jean-Baptiste voulait-il mettre fin à sa vie tout en brûlant la bibliothèque ? Mais comment un homme qui a passé des années au milieu des livres dont il était en train d’établir la numérisation avec passion pouvait-il commettre un tel geste ?
Il ne reste que le « moment de folie ». Jean-Baptiste avait le caractère un peu difficile et il lui arrivait de se disputer avec les lecteurs. Certains affirment même qu’il était dépressif depuis un moment. Après trois changements de postes, son intégration à l’IBLA de Tunis ne se passait pas sans heurts et il savait son limogeage imminent. C’est la thèse du suicide qui semble avoir été privilégiée par la police judiciaire tunisienne.
Plus de musulmans que de chrétiens à la messe
Suite au drame, on aurait pu s’attendre à une fervente mobilisation des chrétiens. Ce ne fut point le cas. « Rares sont les Pères blancs qui ont bougé le petit doigt, confesse l’un des responsables de l’IBLA. Le Vatican n’a même pas jugé utile d’envoyer un courrier officiel de soutien. Nous appartenons pourtant à l’Eglise catholique et ce n’est pas parce que nous nous occupons de musulmans que nous ne comptons pas », s’indigne-t-il.
Lors de la messe organisée pour Jean-Baptiste, la cathédrale de Tunis contenait plus de musulmans que de chrétiens. Le père Fontaine s’en félicite : « Le gouvernement s’est mouillé. Les Tunisiens ont bougé ». En effet, des ruelles de la médina à Facebook, en passant par la radio en langue française RTCI, la nouvelle a circulé. Le gouverneur de Tunis et le ministre de la culture se sont déplacés. L’Etat a décidé de prendre en charge la restauration de la bâtisse confiée à l’Institut du Patrimoine. La Bibliothèque Nationale assurera la réparation des vieux livres. Et notre journal Jeune Afrique a offert de remplacer toute la collection de JA qui a brûlé.
Mais ce sont surtout les témoignages de sympathie des petites gens qui émeuvent le père Fontaine. Ces voisins venus avec leurs couffins de nourriture et proposant de loger les prêtres ; ces écolières d’une cité pauvre, auxquelles le père Fontaine donne gratuitement des cours, qui se sont cotisées pour lui offrir un livre. Jusqu’à ce prisonnier subsaharien qu’il a mission de visiter et qui refuse le mandat de cinquante dinars envoyés par sa famille : « C’est pour la bibliothèque, mon père ! »
Sur les 34 000 ouvrages que l’IBLA contenait, 15 000 ont été détruits. Les 1 100 mètres de rayonnages restants vont être déposés dans la cave de l’Evêché le temps de restaurer le bâtiment et de mettre aux normes internationales une bibliothèque qui n’était ni sécurisée ni assurée. Ironie du sort, avant l’incendie, la décision avait été prise de fermer les lieux le 30 juin pour travaux. En septembre 2011, ils ouvriront flambant neuf. Inch’Allah…
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