Salem Chaker: « La majorité des Maghrébins sont des Berbères arabisés »
Interview de Salem Chaker, Linguiste et professeur de langue berbère (université de Provence, Institut national des langues et civilisations orientales, Inalco).Considérée comme un facteur de division durant la lutte pour l’indépendance, puis comme une menace pour l’unité nationale, l’amazighité constitué désormais l’un des éléments reconnus de l’identité algérienne. Le combat pour la langue est cependant loin d’être gagné selon ce spécialiste et ardent défenseur de la culture berbère. Nous vous proposons cette interview en exclusivité avant de retrouver notre dossier complet sur les Berbères d’Algérie dans l’édition de Jeune Afrique du 16 au 21 novembre.
Jeune Afrique : Quelles sont les origines des Berbères ?
Salem CHAKER : Cette question a fait couler beaucoup d’encre. Les sources latines les ont fait venir de Perse, les historiens arabes médiévaux de Palestine ou du Yémen, et les fumeuses théories coloniales du XIXe siècle leur attribuaient volontiers des origines « européennes ». Mais tout cela n’est que légende ou idéologie. Les Berbères doivent être considérés comme les habitants autochtones de l’Afrique du Nord. Tous les indices scientifiques,
données archéologiques, anthropologiques, linguistiques et témoignages de sources anciennes (égyptiennes, grecques, latines…) convergent pour établir qu’ils y sont installés depuis des millénaires.
Mais alors, pourquoi ces légendes et idéologies ?
Chaque conquérant a eu tendance à donner aux Berbères une origine qui légitimait sa domination sur l’Afrique du Nord. Cela est tout à fait explicite chez de nombreux idéologues arabes, algériens notamment, qui prétendent justifier une politique d’arabisation des Berbères par leurs origines « yéménites ».
De la même façon, une prétendue origine celtique, germanique ou grecque justifiait la colonisation européenne. De nombreux conquérants (Phéniciens, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes, Turcs, Français et autres Européens) se sont implantés dans cette aire géographique au cours de l’histoire et il y a eu bien des apports de populations étrangères (Négro-Africains, Andalous et Juifs). Mais aucune de ces dominations extérieures, aucune de ces arrivées de populations ne change radicalement le fond du peuplement indigène, qui reste berbère.
Que signifie être berbère à notre époque ?
C’est d’abord et avant tout être berbérophone, car la langue est le principal critère d’identification du Berbère par rapport au reste de la population d’Afrique du Nord. Bien sûr, il y a d’autres paramètres : une tradition et des références culturelles particulières, une mémoire historique spécifique, éventuellement des restes d’organisation sociale propre, du moins là où l’intégration nationale et le monde moderne n’ont pas complètement écrasé les structures sociales anciennes. Cependant, tous ces paramètres n’existent, et surtout ne perdurent, que si la langue qui les porte se maintient. Si l’on considère la situation en Afrique du Nord, le berbérophone qui abandonne l’usage de sa langue se fond dans la majorité environnante arabophone et devient Arabe. C’est un processus mécanique, parfaitement connu, qui est à l’œuvre depuis des siècles avec la conquête arabe et l’islamisation des Berbères. L’immense majorité des Maghrébins sont des Berbères arabisés au cours des siècles, dans le cadre de ce processus de substitution linguistique qu’est l’arabisation. La berbérité en dehors de la berbérophonie me paraît illusoire et sans avenir.
Jusqu’à la fin des années 1980, le pouvoir refusait de reconnaître la dimension berbère du peuple algérien. Pourquoi ?
C’est une vieille affaire qui a à la fois des racines idéologiques anciennes et des causes politiques plus récentes. Dès ses débuts dans les années 1920, le nationalisme algérien a défini l’identité nationale comme arabe et musulmane. Tout ce qui n’entrait pas dans ce cadre a été voué aux gémonies, exclu et condamné comme facteur de division face à l’ennemi colonial. Cette position se comprend bien dans le contexte colonial. Face à l’entreprise de négation, voire d’assimilation de la France, il fallait affirmer une identité forte, unie et opposable à la culture et à la langue françaises. Les Berbères, dans cette opposition binaire, étaient perçus comme une réalité gênante, voire un obstacle. Par ailleurs, ce nationalisme puise toute son inspiration dans le modèle d’État- nation français, dont il n’est que la réplique symétrique. La conception jacobine française centralisée et unifiée de l’État et de la nation, a été reprise telle quelle par les nationalistes algériens. Comme en France, il leur fallait un État, une nation, une langue. Ils y ont ajouté une religion…
Et après l’indépendance ?
À l’indépendance, les luttes pour le contrôle du pouvoir rassemblent d’un côté des chefs arabes, de l’autre des chefs kabyles, très divisés, principalement Krim Bel-kacem et Hocine Aït Ahmed. Dès 1963, l’insurrection armée de ce dernier en Kabylie est durement réprimée par l’armée nationale. Il y aura en conséquence, pendant des décennies, une hostilité tenace du pouvoir vis-à-vis de tout ce qui est berbère. S’intéresser à la langue ou à la culture berbère, était perçu comme un acte d’opposition. Dans les années 1970, on a ainsi envoyé en prison des adolescents pour la simple détention d’un alphabet berbère ! Et la Cour de sûreté de l’État a régulièrement condamné les militants berbéristes à de lourdes peines.
Mais depuis les années 1990, les choses ont évolué dans le bon sens…
Oui, mais ces évolutions ne « tombent pas du ciel ». Elles résultent du combat, sur plusieurs décennies, de militants de la culture berbère qui, à partir de 1980, ont été relayés par une mobilisation de masse constante en Kabylie. Depuis, les mouvements de protestation et de revendication n’ont jamais cessé dans cette région. Mais cet assouplissement sur « la question berbère » est aussi lié à des évolutions du contexte politique global algérien. Le parti unique s’est effondré. Il y a eu desserrement de l’étau. D’autre part, à partir du milieu des années 1980, un autre phénomène est venu changer profondément la donne politique : l’islamisme radical, devenu, au tournant des années 1990, l’ennemi numéro 1. La menace islamiste a amené le pouvoir algérien à chercher des alliés potentiels du côté des Berbères.
Résultat, la langue berbère, le tamazight, est aujourd’hui enseignée dans les écoles algériennes…
J’insisterai sur la nécessité d’être extrêmement précis concernant la reconnaissance de la langue berbère et son enseignement. Il serait inexact de parler de reconnaissance pleine et entière et d’un développement vigoureux de l’enseignement. Le berbère est encore dans une position très marginale dans le système scolaire et dans la vie publique. Les mesures prises par l’État ne sont pas encore de nature à assurer la survie, une diffusion large et le renforcement du statut réel de cette langue.
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