Manu Dibango : « Quand on dit ivoirité, je rigole ! »
Alors qu’il vient de fêter ses 75 ans, le saxophoniste franco-camerounais enchaîne albums, concerts et nouveaux projets. Il revient, pour Jeune Afrique, sur ses succès, ses procès pour plagiat, la Côte d’Ivoire… dans une humeur toujours aussi joyeuse. Interview.
Le 12 décembre, Manu Dibango fêtait ses 75 ans, dont une cinquantaine à servir la musique. En marge de cet anniversaire salué par un concert au Caveau de la Huchette, à Paris, le roi du makossa multiplie les projets. Après la sortie d’African Woodoo, une remarquable restitution de dix-sept morceaux afro-jazz des années 1970 tirés de ses archives personnelles, le saxophoniste franco-camerounais a écrit et mis en musique L’Enfant-Pirogue et l’Homme-Crocodile*, un conte pour enfant qu’il doit raconter lui-même sur scène, le 14 décembre, à Évry, en banlieue parisienne. L’auteur de Wakafrika continue de se produire avec son big band, Maraboutik, et devrait signer pour 2009 un CD-DVD avec l’ancien saxophoniste de James Brown, Maceo Parker, ainsi qu’un disque de ballades à partir des grands standards de Duke Ellington. Rencontre.
Jeune Afrique : Comment l’idée d’African Woodoo vous est-elle venue
Manu Dibango : Par hasard. Il y a plein de bandes qui traînent chez moi et qui ne sont jamais sorties. Elles ont été enregistrées, lorsque je vivais aux États-Unis, avec des jazzmen comme Tony Williams et Cedar Walton. Ce sont des morceaux joués librement. Et non par un Africain de service à qui l’on dit ce qu’il a à faire. Il n’y a aucune contrainte de producteur.
Le morceau « Groovy Flute » a même été repris par une publicité…
Oui, pour les poulets de Bresse parce que ça fait tac-a-tac-a-tac-a-tac, le morceau caquette comme les poulets [rires]. La marque a demandé à pouvoir l’utiliser. Ça passait constamment à la radio.
Cet album se distingue nettement du précédent.
C’est autre chose. Manu Dibango joue Sidney Bechet a été enregistré en hommage aux victimes du cyclone Katerina à La Nouvelle-Orléans, ville où j’ai joué avec ce grand musicien. C’était quand même le mec pour lequel les spectateurs ont mis sens dessus dessous l’Olympia dans les années 1950 ! Quelle époque !
Un contexte différent de la France que vous aviez connue quelques années plus tôt ?
Je suis arrivé en France à 15 ans, en 1949, pour faire mes études « dans la mère patrie », comme on disait. Ce pays, c’était vraiment du lourd ! [rires]. C’était la France tranquille de Tino Rossi et de Mireille… Le « Gorille » de Brassens était censuré. J’irai cracher sur vos tombes de Vian était interdit. On le lisait sous la couette.
Et votre père ne vous a guère encouragé à devenir musicien…
Il me voyait fonctionnaire comme lui. Dès que je me suis mis à faire de la musique, quelques années plus tard, il m’a coupé les vivres. S’il avait été commerçant ou planteur, il aurait peut-être toléré que son fils vire saltimbanque. Je me demande encore comment je me suis sorti de ce guêpier.
Quel souvenir avez-vous de Kinshasa, où vous avez vécu au début des années 1960 ?
Extraordinaire. Joseph Kabasélé, avec qui j’avais enregistré à Bruxelles en compagnie de son African Jazz, m’a proposé d’aller à Kin. Je suis parti en 1961 pour un mois, j’y suis resté deux ans. Vous ne pouvez pas imaginer ce qu’était cette ville. C’était Rio ! J’ai appris toute la musique congolaise auprès de grands musiciens locaux. J’avais aussi la gérance de la boîte l’Afro-Negro. Kabasélé roulait en Cadillac et habitait une superbe villa à Limeté [quartier de Kinshasa, NDLR].
Puis vous retournez en France avant les États-Unis et la Côte d’Ivoire.
À la fin des années 1960, j’ai entendu que Dick Rivers cherchait des musiciens pour un énième come-back. Le groupe ne s’appelait pas les Lions indomptables mais les Lionceaux ! Je jouais de l’orgue. Je suis resté avec lui six mois pour seulement deux concerts. Je n’ai jamais autant répété de ma vie. Puis j’ai rencontré Nino Ferrer, qui m’a embauché.
Quelle image gardez-vous de lui ?
Une belle image, mais c’était un torturé. Il détestait ce que les gens aimaient de lui. Y compris son tube « Le Sud ». Il l’avait écrit pour une fille qui n’a pas pu le chanter. Il faut dire qu’il fonctionnait un peu à l’africaine. Il évoluait avec les femmes comme dans les gammes [rires]. Alors il s’y est collé, mais il était désespéré chaque fois que le morceau était diffusé. Il a fini par se flinguer.
Pourquoi ne pas avoir fait carrière aux États-Unis ? Le racisme posait-il un problème ?
Pas du tout. D’autant que « Soul Makossa » m’a rendu célèbre. Et lorsqu’on fait un tube aux États-Unis, on n’a plus de couleur ! Il se trouve qu’à cette époque, dans les années 1970, Houphouët-Boigny m’a proposé de venir à Abidjan pour me donner une « pâte à modeler ». Je devais diriger l’Orchestre de la Radiodiffusion-Télévision ivoirienne (ORTI). Je n’avais rien à débourser, seulement à composer. Et puis il y avait l’igname, le manioc et le soleil ! J’ai préféré l’Afrique plutôt qu’être un numéro de plus aux États-Unis.
L’ORTI était le premier orchestre panafricain.
Il y avait des Sénégalais, des Ghanéens… J’accompagnais tous les débutants comme Salif [Keïta, NDLR]. Maïga Boncana dirigeait le Centre national des arts. Nous étions deux non-Ivoiriens à faire la politique culturelle de ce pays. Alors quand on dit « ivoirité », je rigole ! J’y suis resté trois ans. Je me voyais comme le Quincy Jones africain. Après, les Alpha Blondy sont arrivés.
Le succès de « Soul Makossa » s’explique-t-il par sa diffusion aux États-Unis ?
Un tube arrive toujours au bon moment. C’était la « blacksploitation ». Les Noirs-Américains recherchaient leurs racines chez les musiciens africains qui signaient dans les catalogues européens comme Barclay. Ils ont découvert « Soul Makossa » parmi beaucoup d’autres disques… et ce fut le jackpot !
Comment a-t-il été composé ?
J’ai été inspiré au Cameroun, où j’entraînais l’orchestre de la police nationale. Une phrase m’est venue, ça faisait : « Ma mako, ma masay, ma mama kossa ». C’était une blague, du slam ! Mais ça plaisait aux enfants. Ils riaient et dansaient autour de nous. Je l’ai mise en musique pour la huitième Coupe d’Afrique des nations. Cela ne devait pas être autrement. C’est comme l’heure de la vie et de la mort.
Êtes-vous lassé de le jouer ?
Un tube vous colle à vie. Vous balancez entre amour et haine. Il faut le jouer différemment à chaque fois pour qu’il garde sa fraîcheur. Mais les gens viennent vous voir pour l’entendre. On ne peut pas les décevoir.
Où en êtes-vous des procès que vous avez engagés pour plagiat ?
J’ai gagné contre Jennifer Lopez. Et j’en ai encore plusieurs en cours dont un contre Rihanna. Alors elle, c’est pire, elle a crédité le morceau à Michael Jackson, mon propre plagiaire !
N’est-ce pas difficile d’avoir intenté un procès à Michael Jackson, donc à son producteur, Quincy Jones, que vous admirez ?
Il faut séparer les choses. Ces grands artistes américains sont venus sous mes cocotiers pour reprendre ce morceau et j’en suis très fier. Après, c’est le western ! Nous sommes tombés sur un arrangement. En France, on aime le mot « éthique », mais les Américains vous font toujours savoir qu’ils sont les rois du monde.
Êtes-vous le premier grand artiste de world music ?
Oui, 1,84 m ! [rires].
Ce terme vous gêne ?
On utilise l’anglais pour ne pas dire musiques du monde. C’est comme Black pour Noir. Je ne parle même pas de Nègre, terme que j’assume entièrement. Ces mots-là ont été tellement péjoratifs qu’on a peur de les utiliser.
Avec quel musicien regrettez-vous de ne pas avoir joué ?
Il y en a tellement. Je suis monté sur la même scène que Miles [Davis, NDLR] sans jouer avec lui. Je rêvais de jouer avec Ellington ou Basie. J’ai joué avec leurs musiciens. Je voulais faire quelque chose avec Makeba. Aujourd’hui je joue beaucoup avec des jeunes comme Beko Sade ou Passi. C’est différent.
* L’enfant-Pirogue et l’Homme-Crocodile, conte musical de et avec Manu Dibango, le 14 décembre 2008, aux Arènes de l’Agora, à Evry. Tarifs de 13 à 24,20 euros.
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