Les ports africains en manque de liquidités
Trafic freiné par la crise, revenus des opérateurs privés en berne : le financement des grands chantiers est menacé. Il reste 7 milliards de dollars à trouver pour boucler les onze projets les plus importants.
Le 15 décembre 2008 marquera pour longtemps Jérôme Oliveira. Le patron de DP World à Djibouti a en effet inauguré ce jour-là le nouveau port de Doraleh, un site développé depuis deux ans pour 400 millions de dollars par Doraleh Container Terminal, une société détenue conjointement par l’émirati DP World et le Port de Djibouti. Avec une capacité de 1,2 million de conteneurs EVP (équivalent vingt pieds, l’unité de mesure des conteneurs) et 18 mètres de tirant d’eau, le port sera à la fois l’un des plus importants d’Afrique mais aussi l’un des rares capable d’accueillir les porte-conteneurs géants qui arrivent peu à peu sur les mers du globe.
Environ un an après l’inauguration de la première tranche du port de Tanger Med, c’est une nouvelle étape qui est franchie sur le continent africain. Depuis quelques années, les mégaprojets de création ou de modernisation portuaires y ont fleuri (voir encadré et carte page suivante). Mais pour que tous ces projets voient le jour, il faudrait mobiliser au moins 7 milliards de dollars, selon les calculs de Jeune Afrique. Sur les onze plus importants chantiers réalisés, en cours de construction ou annoncés, seul le tour de table financier de Doraleh est bouclé.
Et pour les autres… Ce qui paraissait acquis hier l’est beaucoup moins aujourd’hui. Loin de l’Afrique, à Londres, les honorables membres du Baltic Exchange, la place de marché de référence du transport maritime mondial, sombrent en effet dans la dépression. Tous les indicateurs ont viré au rouge. L’indice de premier choix de l’activité future du secteur maritime, le Baltic Dry Index, qui définit le prix du transport de vrac sec (minerais, charbon, céréales), a dévissé de 93 % en quatre mois. Le prix pour affréter un navire « capesize » (d’une taille telle qu’il ne peut emprunter les canaux de Suez ou de Panamá) de 150 000 tonnes a été divisé par cent en l’espace d’un semestre. Du côté du trafic de conteneurs, l’évolution récente n’est guère plus réjouissante : les principales routes mondiales, Asie-Amérique et Asie-Europe, ont vu leur croissance fortement ralentir en 2008. La surcapacité annoncée du secteur, renforcée par l’arrivée prochaine de porte-conteneurs géants de plus de 12 000 boîtes, a déjà provoqué l’annulation de plusieurs commandes de premier ordre.
Tanger en première ligne
En Méditerranée, les principaux ports du Nord, Marseille, Gênes et Barcelone, ont déjà senti le vent tourner. Au Sud, la donne est encore différente, et Tanger a démarré sa première année d’activité sur les chapeaux de roue. Mais APM Terminals Tangier (Maersk), l’opérateur du terminal, reconnaît « une légère baisse en octobre mais un pic d’activité début décembre. » Et demain ? « Le ralentissement est certain car ce port se consacre aux transbordements, une activité directement impactée par la crise économique mondiale. Il est, avec d’autres, en première ligne », explique Bernard Dreyer, courtier maritime.
Au-delà du Sahara, les premiers courants contraires commencent à se faire sentir. « Les volumes sont à peu près stables, voire en légère progression. Mais on sent une petite diminution du nombre d’escales », souligne Olivier de Noray, directeur ports et terminaux de Bolloré Africa Logistics. Rien de bien rassurant pour le continent, où la plupart des projets portuaires pourraient être retardés. « Ce sont les deux ou trois premiers qui se matérialiseront qui auront la meilleure chance de réussir sur le plan économique », soulignait déjà, bien avant la crise actuelle, Alain Wils, l’un des dirigeants du groupe maritime français CMA-CGM.
Principal enjeu pour ces ports : les finances. La plupart des grands projets reposent sur l’association du public et du privé, le premier finançant les digues et les quais, le second ne prenant en charge que les revêtements et les matériels comme les grues ou les portiques et payant, en complément, une redevance à l’État. Cherchant parfois de l’argent auprès des épargnants, comme l’avait fait le port de Dakar il y a quelques années en finançant l’extension de son terminal à conteneurs sur la Bourse régionale, les États ont jusqu’à présent été largement soutenus par les grandes institutions internationales de développement. Avec la crise, l’équation sera plus complexe à résoudre. « Le ralentissement économique mondial aura un effet sur le financement des développements portuaires, explique un spécialiste du financement des infrastructures publiques, qui souhaite rester anonyme. La part payée par le public va croître car le privé, affecté par le ralentissement économique, n’aura plus la même capacité de financement. Fini les projets où le privé finance tout. »
Exit donc les programmes comme ceux montés par la Tunisie, qui a voulu faire financer intégralement par le privé les investissements nécessaires au développement du port d’Enfidha, 1,4 milliard d’euros sur vingt ans. Huit groupes (DP World, HPC et Al-Mal Investment, SNC-Lavalin…) ont été présélectionnés pour la première phase (600 millions d’euros). Ils ont jusqu’au 25 décembre pour déposer leur offre. Mais Tunis serait déjà en train de revoir ses exigences pour instiller une dose de financement de l’État dans un projet qui, selon les experts, a sans doute trop tardé à être lancé. De la même façon, l’annonce faite cette année par CMA-CGM de financer intégralement les 400 millions de dollars du futur port en eau profonde de São Tomé pourrait faire long feu.
Pris dans la tempête internationale, les opérateurs privés essuient déjà de sérieux revers financiers. DP World, malgré un profit semestriel doublé en 2008, a vu son titre sanctionné en Bourse. Un an après son introduction, le groupe de Dubaï a perdu 75 % de sa valeur boursière. CMA-CGM et AP Moller-Maersk, les principaux transporteurs maritimes desservant le continent, devraient voir leurs bénéfices fondre en raison de leurs implantations sur les grandes lignes du commerce mondial. Du coup, les doutes se multiplient sur l’avenir de certains développements. DP World arrivera-t-il à trouver, comme il l’a promis, les 770 millions d’euros nécessaires à ses projets pharaoniques pour le port de Dakar, dont il a décroché la concession en 2007, ainsi que dans les ports d’Alger et de Djen-Djen, dont l’État algérien lui a confié la gestion depuis quelques mois ? Le groupe de Dubaï s’est développé depuis peu, mais très rapidement, sur la scène mondiale passant de quatre terminaux internationaux gérés avant 2004 à quarante-huit aujourd’hui. En Afrique, DP World était jusqu’à l’année dernière un acteur marginal, son seul projet sur la zone étant le développement du port de Doraleh, à Djibouti. Depuis, il a mis la main en quelques mois sur Dakar, Maputo, Sokhna (Égypte), Alger et Djen-Djen.
L’offensive soulève des questions. En effet, lorsque DP World approche les autorités de Nouakchott, amené pourtant à être le principal concurrent de Dakar, ou quand il est préqualifié pour Enfidha, rival potentiel de Djen-Djen, et lorsqu’il vend partout et à tous la même stratégie de « mini-Dubaï », n’y a-t-il pas conflit d’intérêts ? Pas pour Jérôme Oliveira, qui prend pour exemple les fortes positions de DP World à l’entrée sud du canal de Suez, où il règne sur les ports de Doraleh, de Sokhna, de Djeddah (Arabie saoudite) et d’Aden (Yémen) : « Au contraire, chaque port a sa position. Djibouti servira ainsi de port de transbordement vers le Moyen-Orient, l’Inde, l’Asie du Sud-Est tout en bénéficiant d’un marché intérieur de 75 millions de personnes, l’Éthiopie. »
Bolloré à Pointe-Noire
Derrière ces enjeux se cache une question stratégique pour les États : peuvent-ils se fier aux opérateurs qu’ils choisissent ? Numéro deux mondial de la gestion portuaire et principal opérateur en Afrique, APM Terminals, filiale d’AP Moller-Maersk, a ainsi montré au cours des derniers mois un sens du dévouement limité : après avoir porté à lui seul le port d’Algésiras, à la pointe sud de l’Espagne, il l’abandonne peu à peu en faveur de Tanger, juste de l’autre côté du détroit de Gibraltar, qu’il a aidé à développer et où les coûts de transbordement sont inférieurs. Un peu partout à travers le continent, le danois est devenu le chouchou des États : en quelques années, il a ouvert la première tranche du port de Tanger, modernisé le terminal d’Apapa au Nigeria et s’apprête à faire de même à Luanda. L’autre leader des ports africains, Bolloré Africa Logistics, s’en sort moins bien. Allié à APM Terminals dans trois ports de premier plan, à Douala, à Vridi-Abidjan et à Tema au Ghana, il a perdu Dakar en faveur de DP World puis Conakry en faveur du français Getma. Ce dernier, allié au numéro deux mondial du transport en conteneurs MSC, a également été chargé par le Togo d’étendre la capacité du port de Lomé. Se consolant avec son entrée en zone anglophone, avec l’obtention de la concession du terminal de Tin Can à Lagos, Bolloré vient de prouver qu’il a toujours le sens des courants marins en remportant, le 10 décembre, la concession de Pointe-Noire, que lui disputaient notamment Getma et CMA-CGM.
Ce dernier ne cache pas ses ambitions, même si elles restent pour l’instant infructueuses. Mais d’autres concurrents se profilent à l’horizon. On prête au chinois Cosco des désirs d’installation au Nigeria et dans le port de Nqura en Afrique du Sud. Enfin, les leaders mondiaux des opérations portuaires, HPH de Hong-Kong et PSA de Singapour, pourraient être poussés à s’engager sur un continent où ils sont encore très peu présents. De multiples opportunités s’y annoncent en effet : quelque 35 % des ports à conteneurs africains sont gérés par des opérateurs privés, selon le consultant britannique Drewry, alors que la proportion est de 75 % dans le monde. Certains des plus importants ports du continent actuellement gérés par l’État, dans toute l’Afrique du Sud mais aussi à Casablanca, à Mombasa ou à Port-Soudan, pourraient donc un jour être concédés. Pour le plus grand bonheur des privés.
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