Lévi-Strauss vu d’Afrique

À l’occasion du 100e anniversaire de l’ethnologue, retour sur une pensée qui a marqué les sciences humaines. Et qui a été contestée par les intellectuels africains de la période postcoloniale.

 © Unesco

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Publié le 8 décembre 2008 Lecture : 4 minutes.

C’est parce qu’il ne voulait pas enseigner la philosophie que Claude Lévi-Strauss est devenu ethnologue. Peut-être le plus grand ethnologue français du XXe siècle. L’homme qui a fêté le 28 novembre ses 100 ans est le père fondateur de l’anthropologie structurale. Or son œuvre, consacrée pour l’essentiel au monde amérindien, déborde largement les frontières du structuralisme, voire de l’anthropologie. C’est une œuvre pluridimensionnelle, dont les deux principaux enseignements sont l’affirmation de la rationalité de la ­pensée, dite alors sauvage, et la relativisation de la place de l’homme dans l’univers. « Le monde a commencé sans l’homme et s’achèvera sans lui », écrivait Lévi-Strauss.

En France, il est considéré comme un monument vivant. Professeur au Collège de France pendant plus de trente ans et membre de l’Académie française depuis 1973, au début de 2008, il est l’un des rares intellectuels à voir, de son vivant, ses écrits entrer dans la Bibliothèque de la Pléiade. Sélectionnés par Lévi-Strauss lui-même, les sept textes qui constituent le premier volume des Œuvres complètes* permettent de retracer son itinéraire intellectuel.

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Un itinéraire qui a commencé au Brésil entre 1935 et 1939, lors de ­missions ethnographiques auprès des tribus indiennes du Mato Grosso, puis de l’Amazonie. Autre moment fort de ce parcours : sa rencontre à New York avec le linguiste russe Roman Jakobson, qui l’initia au structuralisme. Le Français va transposer la méthode structuraliste à l’anthropologie, pour mettre en évidence le petit nombre de principes invariants qui régissent le système de parenté dans les sociétés humaines. C’est le thème de la thèse d’État qu’il soutient en 1949.

Il appliquera ensuite l’approche structuraliste à l’étude des mythologies amérindiennes, mettant au jour leurs structures fondamentales. Cette analyse des mythes et des contes lui permet aussi d’observer les mécanismes de fonctionnement de la pensée « sauvage » et de montrer que ce qu’il est, à l’époque, convenu de qualifier de « primitif » est capable de rationalité, et que l’Occident n’est pas le seul à savoir et à pouvoir penser ! 

Lecture binaire

Le volume de la Pléiade s’ouvre sur Tristes Tropiques, livre qui a fait connaître Lévi-Strauss au grand public. Paru en 1955, ce récit de voyages parmi les peuples ­amérindiens est un joyau du genre. À la fois cri de révolte et profondément littéraire.

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Si la perspective humaniste de la pensée de l’ethnologue a pu tant séduire, la pertinence de sa méthode structuraliste basée sur une grille de lecture binaire (nature/culture, par exemple) des sociétés traditionnelles a souvent été remise en question. La contestation est en partie venue de son propre camp. « Pour les Amérindiens, cette opposition entre nature et culture n’a pas grand sens, puisque la plupart des objets que nous qualifions de naturels possèdent pour eux des qualités sociales et humaines », explique Philippe Descola, ethno­logue américaniste, qui dirige actuellement le laboratoire d’anthropo­logie sociale que Lévi-Strauss a créé au Collège de France. D’autres ont ­montré du doigt le retour subreptice de l’essentialisme culturaliste dans la séparation entre « sociétés froides » anhistoriques et « sociétés chaudes » ancrées dans l’histoire. 

Africaniser les sciences

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C’est cette confusion mais aussi l’intemporalité des modèles structuralistes qui ont conduit les ethnologues travaillant sur l’Afrique à prendre leur distance. L’africaniste ­renommé Jean-Loup Amselle a raconté ­comment, après avoir été longtemps admiratif du structuralisme de Lévi-Strauss, il a choisi de suivre la voie tracée par un autre anthropologue français important, Georges Balandier. Ce dernier était, dès le milieu des années 1950, le premier à souligner la dynamique historique des sociétés africaines. Balandier avait marqué sa singularité en choisissant de travailler sur la vie politique et urbaine africaine sous la colonisation et en publiant successivement Sociologie actuelle de l’Afrique noire et Sociologie des Brazzavilles noires. « Sociologie et non pas ethnologie, s’est expliqué l’auteur, le terme avait été choisi à dessein, ne serait-ce que parce que l’ethnologie convenue contestait cette approche au “présent”, cette lecture actualisée. »

Quant aux anthropologues d’origine africaine, ils pouvaient difficilement oublier leur dette envers l’anthro­pologue qui avait affirmé le relativisme des cultures et avait démontré que la pensée ­africaine n’était aucunement une forme ­mineure de la rationalité occidentale. Ce faisant, Lévi-Strauss s’était démarqué des ethnologues coloniaux qui qualifiaient la pensée africaine de « prélogique ». Mais la pensée post­coloniale africaine représentée par Stanislas Spero Adotevi, Marcien Towa, Paulin Hountondji ou ­Valentin-Yves Mudimbe se veut encore plus radicale. Elle veut africaniser les sciences sociales afin que les savoirs sur la société africaine soient ­produits par les Africains ­eux-mêmes.

Néanmoins, reconnaît le philo­sophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, « Race et Histoire ainsi que Race et Culture continuent d’exprimer la difficulté – et l’exigence cruciale du monde dans lequel nous vivons­ – de concilier l’universel et la diversité : elle est au cœur de la réflexion philosophique sur notre temps postcolonial. »

* Oeuvres complètes, de Claude Lévi-Strauss, La Pléiade, 2 128 pages, 62,50 euros.

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