Une politique en trompe l’œil

Mouammar Kadhafi organise une mise en scène télévisuelle pour justifier l’abandon  de ses promesses de redistribution de la richesse pétrolière, pendant que son fils et présumé dauphin Seif el-Islam se fait adouber par la Maison Blanche…

Publié le 8 décembre 2008 Lecture : 6 minutes.

Le régime du colonel Mouammar Kadhafi traverserait-il une crise idéologique interne ? Au premier abord, on pourrait le croire. Au moment même où son fils et présumé dauphin Seif el-Islam était adoubé par la Maison Blanche, à Washington, le « Guide » se faisait malmener en direct à la télévision nationale par ses plus proches collaborateurs. Les 12, 13 et 15 novembre, les téléspectateurs libyens ont en effet assisté à des débats quasi surréalistes mettant en scène un Mouammar Kadhafi sur la défensive face à certains membres de son gouvernement et du bureau du Congrès général du peuple (CGP, Parlement). Pomme de discorde : la proposition faite par le « Guide » de distribuer directement aux Libyens les revenus du pétrole, quasiment seule richesse de ce pays de 6 millions d’habitants.

Prêt à démanteler les services publics pour parachever son système de « pouvoir populaire » (Jamahiriya), Kadhafi souhaitait que chaque ménage reçoive, en fonction de ses besoins, une part des recettes pétrolières, à charge pour lui de payer les services qui lui étaient jusque-là fournis gratuitement par l’État, y compris pour se soigner et éduquer ses enfants. Incroyable mais vrai, ses interlocuteurs lui tiennent tête, disent « non », l’interrompent parfois. Parmi eux, le Premier ministre Baghdadi Mahmoudi, le ministre des Affaires étrangères Abderrahmane Chalgham, l’ancien ministre de l’Économie et actuellement chargé des Comités populaires au sein du secrétariat du CGP Taïeb Assafi et le ministre de l’Énergie Omran Aboukraa. Tous osent faire valoir que ce que préconise le « Guide » est antiéconomique, que l’État doit gérer les revenus du pétrole tout en continuant à allouer aux familles nécessiteuses des actions dans le capital des entreprises publiques, et qu’en tout état de cause il n’est pas question de démanteler les services publics dans l’éducation et la santé. « Vous voulez que les ministères soient maintenus afin que vous vous mainteniez vous-mêmes [à vos postes], leur répond un Kadhafi apparemment excédé. C’est cet état d’esprit qui guide vos propos. » 

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Tout et son contraire

Dans tout autre pays, on aurait parlé d’une crise politique, voire d’une conjuration des membres du gouvernement contre leur chef. Mais on est dans la Libye de Kadhafi, où les apparences sont souvent trompeuses. L’hypothèse d’une crise interne à Tripoli n’est en réalité qu’une illusion d’optique. Le « Guide » a en effet l’habitude de soutenir une idée pour se préparer à faire le contraire. Distribuer les revenus du pétrole au peuple est son leitmotiv depuis la fin des années 1970, mais ses promesses successives n’ont jamais été concrétisées. En mars 2008, à l’occasion du 30e anniversaire de la proclamation du « pouvoir populaire », il fait adopter par le CGP une décision fixant à la fin de 2008 au plus tard sa réalisation. Était aussi prévu le démantèlement de l’administration publique, à l’exception des ministères des Affaires étrangères, de la Défense, de la Sécurité et de la Justice.

La décision de Kadhafi, qui avait dit qu’il était conscient qu’elle susciterait le « chaos » révolutionnaire pendant au moins deux ans, a soulevé l’inquiétude de la population et les craintes des investisseurs. Entre-temps, le prix du baril, qui avait atteint un pic à plus de 150 dollars durant la première moitié de 2008, gonflant les recettes de la Libye (40 milliards de dollars en 2007), a rechuté, ce qui a entraîné une baisse imprévue de la manne pétrolière. Du coup, la redistribution de l’argent de l’or noir risquait de compromettre le financement d’un ambitieux programme, la « Libye de demain », de développement économique estimé à plus de 120 milliards de dollars et dont le promoteur n’est autre que son fils Seif. Le « Guide » a donc dû faire un choix et abandonner, encore une fois, son rêve de redistribuer la richesse pétrolière aux masses à compter du 1er janvier 2009, année du 40e anniversaire de son accession au pouvoir. D’où, pour préparer les esprits, la mise en scène télévisuelle, où il apparaît comme un défenseur intraitable du peuple face aux « méchants » dirigeants du gouvernement et du CGP.

Comme par hasard, Kadhafi a porté ce sujet sur la place publique au moment où Seif el-Islam se rendait aux États-Unis pour une « visite privée » de trois semaines. Un voyage organisé par le cabinet Livingston Group, dirigé par l’ancien membre républicain du Congrès Bob Livingston, dont la Libye est un client officiel aux termes d’un contrat de lobbying d’une valeur de 2,4 millions de dollars signé en mars 2008. 

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« Un homme d’influence »

Le fils du « Guide » ne porte pas de titre officiel dans la hiérarchie de l’État libyen, mais il est reconnu comme étant celui qui a grandement contribué à la normalisation des relations entre les deux pays, notamment en amenant son père à démanteler, en 2004, le programme libyen d’armes de destruction massive. Il a donc eu droit aux honneurs officiels à Washington. Le porte-parole du département d’État explique ce traitement de faveur par le fait que Seif est un « homme d’influence » capable de peser sur les choix de son père. Arrivé dans la capitale fédérale américaine le 15 novembre, il a été reçu à la Maison Blanche – une première pour un dirigeant libyen – par Stephen Hadley, assistant de George W. Bush pour les affaires du Conseil de sécurité nationale. Le président américain a téléphoné au « Guide » le 17 novembre pour lui exprimer sa satisfaction après que Tripoli eut versé à Washington 1,5 milliard de dollars pour dédommager les familles des victimes de l’attentat de Lockerbie, mettant fin à ce qu’il a appelé un « chapitre douloureux » dans les relations entre les deux pays. Mieux, Seif, qui était porteur d’une lettre de Kadhafi destinée à George W. Bush, s’est vu remettre une réponse deux jours après. Il a aussi eu la primeur de la décision du Sénat américain de donner son feu vert à l’envoi du premier ambassadeur américain à Tripoli depuis 1972. Il s’agit de Gene Cretz, dont le dernier poste était à Tel-Aviv.

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La rencontre, le 20 novembre, avec la secrétaire d’État Condoleezza Rice en présence du sous-secrétaire d’État David Welch, négociateur avec la Libye, a notamment permis de discuter de la prochaine signature de plusieurs accords bilatéraux : un « mémorandum d’entente militaire », un accord commercial, un accord de non-double imposition, un accord de protection des investissements, un accord culturel et un autre prévoyant une liaison aérienne directe entre les deux pays.

Seif a aussi rencontré Raymond W. Kelly, le chef de la police de New York, spécialiste de la lutte antiterroriste. Bien qu’indépendant, Kelly est pressenti pour devenir le « Monsieur Sécurité » de Barack Obama à la Maison Blanche en tant que secrétaire du Homeland National Security. Le courant est si bien passé entre les deux hommes que Seif, à l’issue de l’entretien, a téléphoné à Tripoli pour que Moussa Koussa, chef des services spéciaux libyens, et le général Abdelfattah Younes, ministre de l’Intérieur, prennent immédiatement l’avion pour New York afin de poursuivre les discussions avec Kelly. 

« Marketing de la succession »

En recevant Seif el-Islam Kadhafi à la Maison Blanche et au département d’État, les États-Unis reconnaissent de facto à celui-ci un statut de successeur, accréditant la thèse selon laquelle ce voyage visait à obtenir l’adoubement de l’administration Bush en vue de la succession de Mouammar Kadhafi. C’est en tout cas l’avis du Congrès national de l’opposition libyenne (en exil), qui estime que cette visite intervient dans le cadre « du marketing de la succession en Occident ». Seif a en tout cas donné des gages à ses interlocuteurs en leur expliquant que le projet d’une Constitution prévoyant des élections démocratiques était maintenu, que la Libye était ouverte aux hommes d’affaires américains et qu’elle était prête à investir ses pétrodollars aux États-Unis. Avec les liens militaires et sécuritaires qui se tissent, Tripoli est entré dans une phase d’alliance stratégique avec Washington. Dès lors, le « Guide » peut sacrifier sa théorie sur la redistribution de la richesse pétrolière au peuple pour assurer le financement du programme de la Libye de demain cher à Seif. À Tripoli, le théâtre d’ombres en trompe l’œil. À Washington, la dure réalité du business.

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