Les nouveaux barons des médias

Grands patrons, hommes politiques, journalistes « idéalistes », communicateurs… La brèche ouverte par les autorités pour moderniser les médias du royaume attire une clientèle variée mue par des aspirations bien différentes.

Publié le 8 décembre 2008 Lecture : 8 minutes.

Pour Othman Benjelloun, l’affaire est presque dans le sac. Les membres de la Haute Autorité de la communication audiovisuelle (Haca), qui ont ouvert, le 20 novembre, les dossiers de candidatures pour l’octroi de nouvelles licences pour la création de chaînes de télévision et de radio, devraient lui permettre de concrétiser son rêve : lancer La 3 (Attalita, en arabe), sa chaîne privée. Le richissime patron de Finance.com cherche déjà les perles rares marocaines à l’étranger – journalistes, animateurs, réalisateurs – pour cette télé généraliste qui sera destinée à « la famille ». Son nouveau « bébé », qui enrichira un paysage dominé par les très officielles Radio-Télévision du Maroc (RTM) et 2M, devrait lui coûter la bagatelle de 180 millions de dirhams (16,2 millions d’euros), dont quelque 30 millions serviront à monter trois studios de production à Casablanca. Cette deuxième vague d’attribution de licences, après celle d’avril 2006, marque une nouvelle étape dans la réforme des médias voulue par le roi Mohammed VI au nom des valeurs de liberté, de pluralisme et d’ouverture du « Maroc moderne ».

Depuis la création du premier journal, l’hebdomadaire en langue anglaise Maghreb Al-Aksa, en 1877, le monde de la presse a profondément évolué. Les premiers titres commencent à fleurir à Tanger, Casablanca, Rabat, Meknès et Fès à partir de 1908. Cette presse essentiellement française, comme L’Écho du Maroc, Le Petit Marocain et La Vigie marocaine, est destinée à servir les intérêts du protectorat. Elle passe en 1920 dans le giron du groupe Mas, du nom de son éditeur. La première initiative des nationalistes est à mettre à l’actif de Mohamed El Ouazzani, qui fonde, en 1933, un hebdomadaire de langue française, L’Action du peuple, tandis qu’Abdelkhalek Torrès et Mohamed Bennouna éditaient à Tétouan deux titres en langue arabe, Es-Salam et El-Hayat. La ligne éditoriale demeure plus ou moins la même, à savoir la présentation des doléances et des revendications des nationalistes à l’adresse des puissances coloniales : la France et l’Espagne.

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Trois ans après l’indépendance, en 1959, l’Union nationale des forces populaires (UNFP, future Union socialiste des forces populaires, USFP), née d’une scission au sein de l’Istiqlal, crée Attahrir, qui va livrer une guerre sans merci à Al-Alam, le journal du parti de l’indépendance. Une période qui marque le début de l’âge d’or de la presse partisane. Voient également le jour L’Opinion, pendant francophone d’Al-Alam, Al-Bayane pour le Parti du progrès et du socialisme (PPS), Al-Ittihad al-Ichtiraki et Libération pour l’USFP… Au lendemain de la tentative de coup d’État de Skhirat, le 10 juillet 1971, Hassan II ordonne à son Premier ministre de l’époque, Karim Lamrani, de retirer à Yves Mas l’autorisation d’imprimer ses journaux. Le groupe ancêtre de Maroc Soir (Le Matin du Sahara, Al-Maghribiya et Assabahia) est alors confié à Ahmed Benkirane, un ex-secrétaire d’État au Commerce, et à Moulay Ahmed Alaoui, ancien ministre de l’Information. Les unes sur de Gaulle, qui avait le don d’irriter le souverain, laissent la place aux larges comptes rendus des activités royales. Benkirane est écarté fin 1972 au seul profit d’Alaoui, qui va régner vingt-deux ans durant. Il créera As-Sahara Al-Maghribiya, une édition en langue arabe, et La Mañana, en espagnol.

Hassan II desserre l’étau

Au début des années 1990, Hassan II confie à son ministre de l’Intérieur, le tout-puissant Driss Basri, la mission de desserrer l’étau autour des médias afin de préparer sa succession et une transition politique délicate, qui interviendra en février 1998 avec la nomination du gouvernement d’alternance du socialiste Abderrahmane Youssoufi. L’objectif inavoué est de faire contrepoids à l’influence grandissante de la presse partisane. Mohamed Selhami fonde Maroc Hebdo (1991), puis le trio Aboubakr Jamaï, Ali Amar et Hassan Mansouri lance Le Journal et ­Assahifa (1997) avec le soutien de Hassan Aourid, qui deviendra le porte-parole de Mohammed VI. Voit également le jour, en 1998, le quotidien en arabe Al-Ahdath al-Maghribiya.

Après son accession au Trône en juillet 1999, M6 donne un nouvel élan à la politique de son illustre père. De nouveaux quotidiens arabophones à fort tirage apparaissent, comme As-Sabah (2000) et surtout Al-Massae, lancé en septembre 2006 par un poète inspiré, Rachid Niny, quelques années après son retour d’Espagne, où il vivait de petits boulots dans une totale illégalité. « Je me suis engouffré avec quelques amis dans la brèche », explique le patron du premier quotidien arabophone indépendant du pays, avec 120 000 exemplaires vendus chaque jour de la semaine et quelque 150 000 le week-end, d’après l’Office de justification de la diffusion (OJD marocain, créé en 2004). Farouchement indépendant, dénonçant à longueur de colonnes la corruption, les dérives du régime et les passe-droits, ce journal aux accents populistes et aux dérapages parfois mal contrôlés (relents homophobes, pillage de Jeune Afrique…), fait un tabac grâce, notamment, à la chronique quotidienne de Niny, et glane rapidement des lecteurs chez ses concurrents. Fort de son succès, le nouveau « Robin des Bois » lance dans la foulée un mensuel généraliste et un titre féminin, puis, au début de 2008, Le Soir Échos (10 000 exemplaires), un autre quotidien en français. Niny vient de créer son propre réseau de distribution et compte demander prochainement une licence radio. De quoi faire de l’ombre à ses concurrents, puisque As-Sabah (62 000) et Al-Ahdath al-Maghribiya (32 000) sont loin derrière en termes de diffusion. Parmi les titres français, seuls Le Matin du Sahara (26 000), L’Opinion (19 000) et L’Économiste (21 000) tirent leur épingle du jeu. Chaque jour, les Marocains achètent 280 000 quotidiens (+ 13,6 % par rapport à 2006), une consommation inférieure à celle du voisin algérien, où les deux premiers titres, El-Khabar et Echourouk, sont diffusés à plus de 400 000 exemplaires chacun. Pour les périodiques, la tendance est également à la progression de la diffusion. Les ventes d’hebdos, également dominées par les journaux arabophones, sont passées de moins de 3 millions d’exemplaires à plus de 9 millions. Les périodiques féminins sont en plein essor : Nissaa Min al-Maghrib (38 000), Lalla Fatema (36 000) et Najma (26 000) devant Femmes du Maroc (15 000). On y aborde des thèmes sensibles comme la sexualité, l’avortement, la prostitution…

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Le sport trouve aussi de nombreux aficionados. Un quotidien du type L’Équipe est en gestation, Sport Hebdo diffuse à 80 000 et Al-Mountakhab à 24 000. Pour la presse généraliste en français, les hebdos Tel Quel, d’Ahmed Réda Benchemsi, et Le Journal, de Fadel Iraqi, sont incontestablement les deux champions de la catégorie avec respectivement 23 000 et 14 000 exemplaires chacun. Il arrive que les journalistes francophones passent d’un titre à l’autre au gré des opportunités. « Les habitudes de lecture ont également évolué. Dans les années 1960, près de 80 % de la presse était en français et 20 % en arabe. Aujourd’hui, c’est tout le contraire », explique Mohamed Berrada, patron de Sapress, le premier groupe de distribution du pays.

Libéralisation de l’audiovisuel

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À la radio, c’est un peu différent. On cultive le bilinguisme avec des flashs d’infos en français et en arabe. La concurrence est également plus récente puisque l’attribution des dix premières licences privées date de 2006. Néanmoins, les nouvelles FM viennent chasser sur les terres « studieuses » de la RTM et de Medi 1, la radio lancée en 1980 par Hassan II et le président français de l’époque, Valéry Giscard d’Estaing, pour rayonner sur tout le pourtour méditerranéen. Dirigée par Pierre Casalta, un Corse au caractère bien trempé, Medi 1 fait de l’information généraliste et opère depuis Tanger sur le mode « une voix, deux langues ». Pour ses détracteurs, elle n’est que la « voix de ses maîtres », notamment destinée à lutter contre l’influence du voisin algérien, ce dont elle se défend. Parmi les stations privées, Hit Radio, de Younès Boumehdi, fils du général du même nom, Atlantic, radio du groupe de presse Éco Medias (L’Économiste et As-Sabah), d’Abdelmounaïm Dilami, Aswat, portée à bout de bras par le très médiatique Thami El Ghorfi, Chada FM pilotée par le producteur musical Rachid Hayek, ont su conquérir une audience grâce à un ton résolument moderne. Journaux d’information, musique, débats et talk-shows sont les principaux ingrédients de ces nouveaux médias qui sont très prisés par la jeune génération.

Mais le média le plus consommé est, comme dans les pays occidentaux, la télévision. Selon une étude de Marocmétrie, portant sur la période d’avril à août 2008, les Marocains passent 3 h 17 par jour devant leur petit écran. Les chaînes préférées sont Al-Oula, 2M, Al-Maghribiya, Arryada, la jeune chaîne sportive, et Al-Arabiaa, mais aussi les chaînes satellitaires arabes comme Al-Jazira, MBC 2 et MBC 4, loin devant les françaises France 24 et TF1. Quant à Medi 1 Sat, lancée en 2006, elle peine à trouver son audience malgré une belle grille de programmes et fait face à de graves difficultés financières. Les Marocains auront droit à deux nouvelles chaînes télé en 2009. Si une des licences devrait aller à Othman Benjelloun, l’autre semble promise à Aziz Akhannouch, ministre de l’Agriculture et propriétaire du premier groupe énergétique (Akwa). Soutenu par l’ancien ministre délégué à l’Intérieur Fouad Ali El Himma, ami d’enfance du roi et promoteur du nouveau Parti authenticité et modernité (PAM), Akhannouch ne se voit pas échouer… d’autant que les autorités ne cachent pas leur volonté de voir émerger dans les médias de grands capitaines d’industrie capables de faire face à la mondialisation, comme c’est déjà le cas dans le transport aérien, les télécoms ou l’agroalimentaire. Akhannouch est déjà très présent dans les médias puisqu’il possède le groupe Caractères. Son titre amiral est La Vie éco, acheté à Jean-Louis Servan-Schreiber en 1997. Ses autres périodiques connaissent aussi du succès : les mensuels Femmes du Maroc et sa version arabe Nissaa Min al-Maghrib, le bimensuel Maisons du Maroc et le magazine pour jeunes filles Parade, récemment acquis.

Les autres soumissionnaires sont Younès Boumehdi, propriétaire de Hit Radio, ou Kamal Lahlou, patron de New Publicis, qui compte déjà plusieurs titres (La Gazette du Maroc, VH, Challenge, Lalla Fatema), et les radios Casa FM et MFM. Tous ces groupes imitent les Occidentaux avec des régies pub et une stratégie marketing bien rodée, même si la presse écrite est encore très atomisée avec 21 quotidiens, plus de 60 hebdos, quelque 400 titres au total avec les périodiques. Certains durent le temps d’un ou de quelques numéros. Si quelques sujets tabous ont été défrichés sous la plume d’éditorialistes ou de journalistes téméraires – entourage du roi, finances du Palais, conditions des détenus –, les médias se gardent de franchir les deux principales lignes rouges en ne s’attaquant ni à la personne du monarque ni à la position officielle sur le Sahara.

L’essor des radios privées, l’engouement pour Internet et la diffusion des chaînes occidentales et arabes via le satellite ont permis aux Marocains d’accéder à de nouveaux programmes. Avec la mondialisation, le public se tourne vers la télé-réalité, les émissions de divertissement, les talk-shows radiophoniques, le sensationnalisme… Idem en matière de presse écrite. « L’ouverture a parfois été contre-productive. Certains journaux jouent la carte de la pipolisation, du sexe, de la violence et du tape-à-l’œil pour vendre… Il faut des instances de régulation efficaces et des règles de déontologie bien claires », explique Mohamed Berrada. La qualité des articles ou des programmes parfois en pâtit. Le législateur veille déjà au grain et ne permet pas tout. Le Conseil supérieur de la communication audiovisuelle (CSCA) multiplie les mises en garde. La Haca a même suspendu une émission de libre antenne de Hit Radio pour « atteinte à la moralité publique » et une autre de Chada FM pour « apologie » d’un groupe économique. Quant aux patrons de presse trop indélicats, ils ont maille à partir avec la justice ou subissent des pressions financières, notamment à travers la coupe des budgets publicité et les amendes disproportionnées. 

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