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le dossier rose

Ancienne héroïne de guerre, très proche du président Kagamé, la directrice du protocole d’État a été arrêtée en Allemagne et transférée en France. Dessous et non-dits d’une affaire qui pourrait dénouer l’imbroglio judiciaire entre Paris et Kigali.

Publié le 2 décembre 2008 Lecture : 7 minutes.

Ce fut, de mémoire générale, la plus imposante manifestation jamais organisée à Kigali. Le 19 novembre, au moment même où Rose Kabuye, arrêtée en Allemagne dix jours plus tôt, était transférée à Paris sous escorte policière, des dizaines, peut-être des centaines de milliers de personnes défilaient dans les rues de Kigali vêtues de tee-shirts roses, fleurs de papier rose à la main, calicots roses épinglés à la poitrine, avec en guise de slogan répété à l’infini : « Rendez-nous notre Rose ! » Une manifestation bon enfant, presque joyeuse, cadrée au millimètre comme le Front patriotique rwandais sait le faire, même si quelques banderoles traduisaient la colère des plus radicaux : « France, Allemagne, Interahamwes, nazis, même combat ! » Partout au-dessus des têtes flottait l’effigie d’une grande femme mince au regard sévère, désormais à mi-chemin entre Jeanne d’Arc et la Pasionaria, héroïne nationale au cœur d’un inextricable maelström judiciaire : Rose Kanyange Kabuye.

Le plus étonnant dans le destin de cette proche de Paul Kagamé est qu’elle s’est très vraisemblablement jetée dans la gueule du loup en toute connaissance de cause. Mélange de fierté, de défi, mais aussi de calcul afin de percer l’abcès qui empoisonne depuis deux ans les relations entre son pays et l’ensemble des États européens de l’espace Schengen. Lorsque, le 8 novembre, la directrice du protocole du président rwandais embarque à Nairobi – où elle vient de participer au sommet sur la situation au Nord-Kivu – à destination d’Addis-Abeba puis de Francfort sur un vol de la Lufthansa, elle est certes en mission commandée. Paul Kagamé a prévu de se rendre le surlendemain dans cette ville allemande à l’invitation de la Bourse locale, afin d’y rencontrer de gros investisseurs potentiels. Mais elle sait aussi que, même si elle est l’accusée sur laquelle pèsent les charges les moins lourdes, son nom figure en toutes lettres parmi les neuf dignitaires rwandais contre lesquels le juge français Jean-Louis Bruguière a lancé, en novembre 2006, des mandats d’arrêt pour leur participation supposée à l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Habyarimana, qui fut l’élément déclencheur du génocide rwandais. Liées par la double obligation policière d’Interpol et de l’Union européenne, les autorités allemandes ont dûment prévenu Rose Kabuye, qui ne vient pas, en outre, préparer un voyage officiel de son président mais une visite privée : elles n’auront pas d’autre choix que d’exécuter les mandats émis par la justice française, sans se poser de questions sur leur validité. Lorsqu’elle présente son passeport diplomatique au guichet de la police des frontières de l’aéroport de Francfort, la directrice du protocole est donc immédiatement arrêtée. Elle ne proteste pas, pas plus qu’elle n’émettra la moindre réserve quand on lui fera savoir qu’elle est placée sous écrou extraditionnel à destination de la France. Le but, mûrement réfléchi, est clair : pouvoir accéder au dossier, démontrer que les accusations formulées contre elle – « association de malfaiteurs » et « complicité d’assassinat » – ne reposent sur rien et obliger les juges Coirre et Trévidic, qui ont pris la succession de Bruguière, à rouvrir l’enquête.

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Entre la crainte et le respect

Le jeu est risqué, mais Rose Kabuye est tout le contraire d’une paisible femme au foyer. Âgée de 47 ans, originaire de la préfecture de Kabungo, dans l’actuelle Eastern Province, elle a fui toute jeune les premiers massacres de Tutsis pour trouver refuge avec sa famille dans un camp de réfugiés en Ouganda. Scolarisée à Kampala, puis à l’université de Makerere, elle rejoint en 1986 les rangs de la National Resistance Army (NRA) de Museveni avant d’intégrer, en 1990, ceux de l’Armée patriotique rwandaise (APR) de Fred Rwigema et Paul Kagamé. En avril 1994, Rose Kabuye est à Kigali quand éclate le génocide. Première femme lieutenant-colonel du Rwanda, elle fait la guerre avant d’être nommée, en juillet, préfet de la capitale. Élue en 1998 députée de l’armée au Parlement, elle occupe depuis 2003 le poste clé de directrice du protocole d’État. Mariée à David Kabuye, un ancien officier devenu homme d’affaires qui dirigea un moment l’officieux quotidien New Times, cette anglophone mère de trois enfants a toujours été considérée avec un mélange de crainte et de respect dans les rangs du FPR au pouvoir. Le 9 novembre, elle a brusquement accédé au statut d’icône aux yeux des militants.

Lorsque Paul Kagamé arrive à son tour à Francfort le 10 novembre, il ne modifie en rien son programme initial. La rencontre avec les investisseurs a lieu comme prévu le lendemain. Mais, aussitôt le séminaire achevé, le président rwandais prend la direction de la prison proche pour rendre visite à Rose Kabuye. À la porte, en la seule compagnie de son ambassadeur à Berlin, Kagamé attend un long moment, le temps que se déroulent les procédures d’identification, comme n’importe quel quidam. Aucun officiel allemand n’est à ses côtés. Les grilles s’ouvrent, puis se referment dans un cliquetis métallique. Paul Kagamé, dont le pays est jumelé avec le Land de Rhénanie et qui a l’habitude de passer chaque année quelques jours de vacances en Allemagne, se crispe mais ne dit mot. La rencontre a lieu au parloir, elle dure une demi-heure. En kinyarwanda, le président et sa directrice du protocole évoquent la suite des événements : le transfert pour Paris, le procès à venir. Sur ce point, ils sont sereins. L’enquête du juge Bruguière, dont les conclusions, qui attribuent à Paul Kagamé la responsabilité du génocide des siens, sont proprement effrayantes (« comme si Ben Gourion avait provoqué l’holocauste des juifs pour précipiter la création de l’État d’Israël », écrit le chercheur Serge Farnel), est en effet pour le moins sujette à caution : pas de transport sur place, pas d’audition des mis en cause, une utilisation exclusive de témoins à charge, aucun examen de l’élément matériel (l’épave de l’avion d’Habyarimana), etc. Rose Kabuye, que Bruguière accuse d’avoir assisté le présumé « network commando » chargé d’abattre l’appareil, estime qu’elle n’aura aucun mal à prouver son innocence. D’autant qu’un nouvel élément ne va pas tarder à conforter, de façon spectaculaire, sa position.

Le 11 novembre, Contact FM, la principale radio indépendante de Kigali, diffuse une interview choc avec l’ex-lieutenant Joshua Abdul Ruzibiza, réfugié en Norvège et principal témoin de l’enquête Bruguière. Comme avant lui un autre témoin de moindre importance, Emmanuel Ruzigana, Ruzibiza se rétracte, affirme qu’il a menti sur toute la ligne et qu’il a été manipulé par les services français pour mettre en cause les neuf inculpés rwandais (voir ci-contre). Le timing des révélations de ce dissident de l’APR, qui multipliera par la suite les entretiens « exclusifs » pour dire la même chose, pose problème. Trop à pic pour ne pas être inspiré, dit-on aussitôt. Patron de Contact FM et auteur du scoop, Albert Rudatsimburwa s’en défend : « Je savais qu’il avait pris ses distances avec l’enquête Bruguière, j’ai donc cherché à le joindre, puis je l’ai convaincu de parler. Personne ne m’a soufflé quoi que ce soit. Je n’ai fait que mon travail de journaliste ! » Il n’empêche : pour les partisans de la théorie du complot, la coïncidence est étrange. Tout comme est intéressante la discrète visite effectuée fin octobre à Kigali par Bruno Joubert, le conseiller Afrique de Nicolas Sarkozy, à la suite de la rencontre entre le président français et son homologue rwandais à New York en septembre. De là à penser que le scénario qui se déroule sous nos yeux était ficelé d’avance…

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« Marches roses » à Kigali

À Kigali, où les sit-in alternent désormais avec les mini-« marches roses », Paul Kagamé surfe sur une vague porteuse. Depuis le sommet de l’Union africaine de Charm el-Cheikh en juin dernier, il a pris la tête de la croisade des chefs d’État en butte aux « petits juges blancs », à la compétence universelle des tribunaux européens et aux empiétements de la Cour pénale internationale contre le « chaos judiciaire ». Dans le cas d’espèce, il n’a guère de mal à stigmatiser le « deux poids et deux mesures » d’une justice qui arrête Rose Kabuye tout en refusant d’extrader des présumés génocidaires sur lesquels pèsent de très lourdes charges : « Je ne comprends pas comment on peut être juge et partie, confiait-il récemment, comment un pays, la France, qui a été étroitement mêlé au drame que nous avons connu peut se permettre de nous juger. C’est de la folie. » Une « folie » judiciaire qui ne peut avoir de solution que judiciaire – et non pas diplomatique, les tentatives méritoires de Bernard Kouchner de dissocier les relations bilatérales franco-rwandaises, rompues depuis deux ans, du dossier Bruguière ayant toutes échoué. Nicolas Sarkozy l’a manifestement compris et sans doute est-ce là l’une des clés de la décision du juge antiterroriste Marc Trévidic, devant qui Rose Kabuye a été transférée dans l’après-midi du 19 novembre, de la laisser libre sous contrôle judiciaire en attendant son procès. Au cœur de la nuit, la directrice du protocole a donc quitté le palais de justice pour un appartement parisien loué à l’avance par la présidence rwandaise, indice supplémentaire que tout avait été prévu. Loin des mille collines, l’ancienne combattante des maquis de l’Akagera se prépare désormais pour l’heure de vérité.

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