« Un peu pour Dieu, 
un peu pour mon cœur »

Paradoxalement, plus les Marocains sont pieux, moins l’islam compte dans leur comportement et leur vie. Une interview de Mohamed Tozy.

Publié le 2 décembre 2008 Lecture : 6 minutes.

Au temps du choc des civilisations, ou plutôt des ignorances, selon l’expression d’Edward Saïd, l’islam se vend bien. Une abondante littérature (essais, thèses, fictions…) se dispute le marché. Curieusement, il s’agit de l’islam des extrêmes ou des marges. Alors que l’islam réel, l’islam des musulmans, demeure en friche. En publiant L’Islam au quotidien (éd. Prologues), trois universitaires marocains – Mohammed El Ayadi, historien ; Hassan Rachik, anthropologue ; et Mohamed Tozy, politologue – ont comblé le vide. Leur livre est le fruit d’une enquête de terrain menée en 2006 sur un échantillon reflétant la population du royaume dans toute sa diversité. À notre connaissance, aucun travail du même genre n’a été effectué dans les pays comparables. Entretien avec Mohamed Tozy recueilli à Aix-en-Provence, où il enseigne aujourd’hui.

JEUNE AFRIQUE : Pourquoi vous êtes-vous intéressé à l’islam au quotidien ?

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MOHAMED TOZY : Pour combler un vide ! Aussi bien les chercheurs que les politiques ont négligé de le faire et se sont focalisés sur l’islam des extrêmes (islamisme, djihadisme…) ou des marges (culte des saints, magie…), laissant en friche l’islam de tous les jours, de tout le monde. Or c’est seulement en étudiant cet islam réel qu’on peut connaître l’évolution des sociétés musulmanes et cerner les compromis que les croyants se permettent pour accéder à la modernité, y compris en réinventant les traditions. Exemple : la omra (petit pèlerinage à La Mecque) relève désormais du tourisme spirituel.

L’islam réel apparaît comme un islam de la confusion : on boit du whisky mais on ne rate pas un pèlerinage…

Pour les intéressés, c’est vécu comme une ambivalence « normale », disons inséparable de la condition humaine. On dit « un peu pour Dieu, un peu pour mon cœur ». Il faut rappeler qu’ici des notions comme cohérence, pureté, sont des constructions intellectuelles. L’ambivalence dont il s’agit est d’ailleurs assumée par l’esprit même de la religion, qui tourne autour du péché et de la rédemption. Or ce qui caractérise l’islam marocain, c’est précisément une attitude compréhensive à l’égard des contradictions et des incohérences, et la capacité de trouver des accommodements avec le dogme.

Qu’avez-vous appris sur la prière ?

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D’abord, on ne peut pas savoir si les Marocains prient aujourd’hui plus ou moins qu’avant puisque c’est la première enquête du genre, mais ils prient massivement. Ensuite, le rapport à la prière est changeant : on prie, on s’arrête, on reprend… Troisièmement : la mosquée n’est pas le lieu principal des dévotions. La prière est davantage une activité individuelle que communautaire. Autre découverte : les ruraux – qui l’eût cru ? – prient moins que les citadins. Enfin, les femmes sont plus pieuses.

Qu’est-ce qui vous a surpris le plus ?

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Que 15 % des Marocains n’ont jamais prié, soit environ 2 millions. C’est énorme par rapport à l’image qu’on se fait du Maroc. Autre surprise : la proportion très faible (16 %, qui tombe à 2 % pour les femmes) de ceux qui fréquentent les mosquées. On s’en étonne d’autant plus que, dans la comptabilité pieuse, la prière à la mosquée vaut dix prières à domicile. Mais on n’arrête pas de construire des mosquées : le royaume en compte 41 755, dont 104 érigées en 2007, soit 1 mosquée pour 800 personnes.

Mais ce sont surtout les nuances qui attirent l’attention : que 25 % seulement accomplissent à l’heure dite la prière de l’aube et que parmi ces 25 % censés être les plus rigoristes, seuls 5 % se rendent à la mosquée. À noter encore que la prière du vendredi, qui sert d’étalon pour mesurer « le retour du religieux » ou même le « radicalisme islamiste », ne mobilise régulièrement que la moitié des fidèles, alors que 37 % ne la font jamais.

Les Marocains sont intraitables avec ceux qui ne jeûnent pas pendant le ramadan…

60 % considèrent comme non musulmans ceux qui ne font pas le ramadan. La tolérance ne dépasse pas 28 %, alors que pour la prière l’excommunication est prononcée par 50 %. Et ils sont 96 % à estimer que la maladie ne justifie pas l’interruption, parfaitement licite, du jeûne.

On peut néanmoins manger en cachette…

Ici, on retrouve les accommodements : 48 % préconisent pour les non-jeûneurs la discrétion et 37 % sont indifférents (« c’est leur affaire »).

Mais on accepte difficilement que les cafés et restaurants restent ouverts pendant le ramadan…  

82 % sont contre. Quand on rapporte la question aux touristes, la moitié est hostile à l’ouverture de ces établissements. Il y a comme un problème pour un pays qui espère accueillir 10 millions de touristes !

Comment les fidèles sont-ils informés sur les choses de la religion ?

La télévision est devenue la principale source avec des variables selon la résidence (ville ou campagne) ou le sexe. Elle vient en tête pour les femmes urbaines (40 %). Les autres sources d’information sont : les parents (15 %), les livres (12 %) et la mosquée (11 %). Pour les ruraux, c’est la mosquée qui occupe la première place (plus de 50 %).

Les chaînes arabes, comme la saoudienne Iqraa, font un tabac…

Effectivement, pour 61 % de ceux qui sont informés en priorité par la télévision. Alors que l’école n’est citée que par… 2 % !

Les connaissances restent fâcheusement rudimentaires…

Sur les quatre écoles ou rites (madahib1) de l’islam, 73 % les ignorent carrément. Sur les 24 % qui en connaissent l’existence, 16 % sont capables de les citer. Au sujet des quatre califes qui ont succédé au Prophète, 60 % ne les connaissent pas.

Quand il s’agit de donner une opinion, « ceux qui ne savent pas » sont très nombreux.

35 % ne savent pas se déterminer sur des questions simples. Les femmes, 40 % (le double des hommes), n’ont pas d’opinion sur le djihadisme ou sur la différence entre l’islam au Maroc et en Arabie saoudite.

Explication ?

L’incapacité de trancher reflète ici moins une méconnaissance que l’état des débats publics en la matière. C’est un fait qu’on ne se prononce pas, y compris parmi les élites, sur ces thèmes réputés délicats. D’ailleurs, les mêmes femmes, interrogées sur des questions qui les touchent directement, ont une position claire et nette. Toutes ont une opinion sur la contraception : 89 % sont pour (10 % de plus que pour les hommes). Pour l’avortement, 94 % sont contre, autant que les hommes et principalement pour des raisons religieuses.

La musique ne pose pas de problèmes…

Comme pour toutes les manifestations mondaines, 3 % l’estiment haram (illicite) et ils sont 1 % pour le cinéma.

Et la mixité ?

Les attitudes sont nuancées. Tout le monde est favorable à la mixité à l’école. Ils ne sont que 30 % pour les plages.

Pudibonderie, propagande islamiste ?

Plutôt une réaction au fait que les plages sont les lieux de tous les mélanges et de tous les risques. La preuve : pour les fêtes de mariages, espaces policés (on est entre soi), 70 % acceptent la mixité.

Le discours laïc, écrivez-vous, est inexistant.

Il s’agit de la laïcité au sens français, la séparation de la religion du reste. Mais si on entend par laïcité la distinction entre sphère religieuse et sphère mondaine, 15 % la revendiquent explicitement, tandis que 85 % la pratiquent. Ici, le choix entre le respect des préceptes religieux et leur contournement obéit à des considérations pratiques. Exemple : 52 % pensent que le prêt bancaire ne pose aucun problème, et seuls 13 % le considèrent comme haram.

Vous notez en conclusion que la religiosité en expansion s’accompagne d’un retrait de la religion dans la vie des musulmans. Plus les Marocains sont pieux, musulmans, moins ils accordent de la place à l’islam dans leur comportement et leur vie…

Vous venez de définir la sécularisation ! L’enquête nous laisse penser que l’intensification de la pratique religieuse s’accompagne d’un recul de la religion en tant que monopole de la production du sens et se trouve obligée de cohabiter avec d’autres formes de croyances qui sont la science, la politique, etc. Le Marocain n’agit pas en musulman dans toutes les situations. Il fait scrupuleusement ses cinq prières quotidiennes, il contracte un prêt bancaire, il apprécie le bordeaux, il regarde des films et il peut même accepter que sa fille épouse un chrétien ou un juif pour peu que celui-ci respecte les apparences.

En somme, l’islam marocain, c’est le royaume de l’hypocrisie…

Erreur grossière de jugement ! On confond l’incontournable pragmatisme avec une attitude immorale. Ce n’est pas parce qu’on est profondément croyant qu’on doit s’interdire de prendre des libertés avec les règles et les dogmes. Car, comme on dit en arabe, les portes de la rédemption sont toujours ouvertes et Dieu est clément et miséricordieux. Curieusement, les laïcs qui exigent des croyants une cohérence absolue se placent, sans s’en rendre compte, sur la même ligne que les extrémistes islamistes qui réclament la « réislamisation » des musulmans.

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