Quand l’islamisme voile l’islam
À peine sorti de la décennie noire, le pays tente de renouer avec une pratique religieuse pacifiée. Pas simple, le terrorisme au nom d’Allah a durablement traumatisé la société.
Depuis la première Constitution de l’Algérie indépendante, en septembre 1963, l’islam est religion d’État. Dans sa proclamation du 1er novembre 1954, le Front de libération nationale (FLN) appelait le peuple à se soulever et annonçait son objectif : « l’indépendance par la restauration d’un État algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques ». L’Algérie n’est donc pas un État laïc, et l’islam est l’une des composantes de son identité. Mais, libérés au nom de l’islam, par des moudjahidine du FLN qui lançaient leurs attaques en criant « Allah Akbar ! », les Algériens ont vu, trente ans après, une partie d’entre eux repeupler les mêmes maquis, s’autoproclamer eux aussi moudjahidine et vouloir conquérir, toujours au nom de l’islam, le pouvoir. En vain. La « République » a tenu face aux assauts de partisans du califat. Comment les Algériens vivent-ils aujourd’hui leur foi après avoir résisté à l’intégrisme le plus barbare ? â
Premier constat, la montée du terrorisme et la crainte inspirée par les Groupes islamiques armés (GIA) n’ont jamais contribué à augmenter la fréquentation des mosquées. Bien au contraire, puisque les lieux de culte et les imams étaient également visés par les djihadistes. Aujourd’hui, la menace islamiste s’est estompée. Après les « années de prosélytisme au kalachnikov », la pratique religieuse s’est donc sensiblement pacifiée. Si les fidèles sont plus nombreux, les bars ne sont pas pour autant vides. Jeudi soir, premier jour du week-end, les boîtes de nuit de la capitale refusent du monde mais, le lendemain à midi, les rues adjacentes aux lieux de culte sont interdites à la circulation et livrées aux tapis de la grande prière du vendredi. Si, en milieu rural, croiser une femme dévoilée relève du mirage, en ville, le « look islamiste » (qamis et barbe, voile ou tchador) domine, mais il n’a pas le monopole de la rue.
« Porte un voile et tu ne seras plus agressée ! »
Néanmoins, les incidents entre jeunes exaltés et moutabaridjate, terme désignant les femmes non voilées, persistent. Abla, 25 ans, biologiste, en a été victime et témoin à plusieurs reprises. « Le plus souvent, cela se passe dans les transports en commun. Deux ou trois hommes barbus s’avancent vers une jeune femme sans voile. Sans la fixer du regard et sans aucune manifestation violente, ils lui tendent un fichu et s’éloignent. Un avertissement sans frais. Le plus désolant dans cette histoire est la passivité des autres passagers. » Pas question de porter plainte : « Les services de sécurité, police en tête, se montrent aujourd’hui laxistes à l’égard de l’islamisme rampant. Au commissariat, on me dira : “Porte un voile et tu ne seras plus agressée !” »
Fréquentation en hausse dans les mosquées
Quant à l’assiduité dans les mosquées, aucune statistique n’est disponible. Pour s’être intéressées exclusivement à l’extrémisme, les études scientifiques ont négligé les aspects liés à la pratique. Mais plusieurs indices donnent à penser qu’elle est en forte hausse. Moundher, jeune imam dans une mosquée de Sétif (300 km à l’est d’Alger), en est convaincu. « La mosquée fait le plein dès l’aube. C’est nouveau. » Autre signe de regain : la création d’espaces réservés à la prière dans des endroits où la chose semblait impensable. Un exemple ? Les sièges de certaines rédactions de la presse francophone, fief de la résistance à l’intégrisme, en sont aujourd’hui dotés à la demande des… journalistes, corporation réputée plus sensible aux arguments de Bacchus qu’à l’appel du muezzin.
La fréquentation massive de la mosquée ne signifie pas pour autant une brusque montée de la bigoterie. Alors que le riba (l’usure) est prohibé par le Coran, l’explosion du crédit à la consommation en est la preuve parfaite. En revanche, il est indéniable que certains opérateurs économiques s’abstiennent de recourir au financement bancaire craignant de rendre illicite (haram) le produit de leur activité. Une bénédiction pour les banques islamiques qui ont envahi l’Algérie ces dernières années.
Sur le ramadan, mois de spiritualité par excellence, les Algériens sont en revanche intraitables. Ceux qui ne l’observent pas sont tenus de rester discrets. « Les plus intolérants sont les forces de l’ordre, précise Louisa, étudiante. En période de menstruation, les femmes sont dispensées de ramadan. Celles qui sont surprises en train de manger en dehors de chez elles sont emmenées au poste de police où des “fliquettes” vérifient… les bandes hygiéniques ! Et gare si celles-ci sont immaculées. »
La justice a souvent la main lourde pour les contrevenants. Si à Biskra (500 km au sud-est d’Alger) la condamnation, le 29 septembre 2008, de six hommes accusés de « non-respect d’un fondement de l’islam » à quatre ans de prison ferme a été annulée en appel, d’autres « briseurs de ramadan » ont eu moins de chance et purgent encore leur peine avec des détenus de droit commun. Le code pénal prévoit un emprisonnement de trois à cinq ans pour quiconque dénigre les préceptes de l’islam par voie d’écrit, de dessin ou de déclaration publique. C’est de l’interprétation de cet article de loi que découle la jurisprudence qui frappe désormais les non-jeûneurs. « Une logique totalement absurde, plaide l’avocat Idir Mohamed. Si le non-respect du jeûne est assimilé à une atteinte à la religion de l’État, il faudrait embastiller tous les gens qui ne sont pas à la mosquée à l’heure de la grande prière du vendredi. »
Échaudé par la déferlante islamiste qui a failli l’emporter, l’État ne se contente plus de la monopolisation formelle de la religion. Désormais, c’est lui qui l’organise. Il forme les imams et décide leur affectation. La gestion de la mosquée est son affaire. C’est pourquoi les lieux de culte ne sont ouverts qu’à l’heure de la prière. Pas une minute de plus. Oui aux génuflexions. Non à la subversion. Le spectre du djihadisme plane toujours sur le pays de Bouteflika.
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