L’ÉTAT PIRATE
Les arraisonnements de navires se multiplient au large de la Corne de l’Afrique. La communauté internationale paraît impuissante à enrayer le phénomène. Cinq clés pour comprendre.
Pour les pays arabes riverains de la mer Rouge réunis le 20 novembre au Caire afin de s’organiser contre la piraterie, c’est un véritable cauchemar. Pour les pirates, en revanche, c’est le jackpot. Détourné le 15 novembre par un groupe de desperados somaliens, le supertanker Sirius Star, propriété de la société saoudienne Saudi Aramco, a tout d’un géant des mers. D’une valeur de 250 000 millions de dollars, chargement compris, il mesure 330 m de long et contient quelque 2 millions de barils d’or noir. Soit l’équivalent de la production journalière de l’Angola !
D’un mastodonte, le Sirius a aussi la lenteur – moins de 30 km/h –, ce qui, en dépit de sa taille, en fait une proie facile. Quand les cuves sont pleines, son pont ne culmine qu’à une petite dizaine de mètres au-dessus du niveau de la mer. Les vingt-cinq marins qui composent son équipage ne sont pas armés et sont peu désireux de risquer leur vie pour un salaire ridicule. De toute manière, ils ne sont pas assez nombreux pour monter la garde en permanence, surtout la nuit…
Mais l’exploit des pirates, hommes rompus à la guerre, motivés par une misère aussi effroyable qu’au Darfour et de surcroît fort bien équipés, réside avant tout dans la précision de leur interception du Sirius. Celle-ci a eu lieu à 850 km au sud-est des côtes du Kenya, ce qui n’aurait pas été possible sans le recours au très moderne Système d’identification automatique (SIA), qui permet de pister électroniquement les cargos. Eh oui, les pirates somaliens vivent avec leur temps !
Résultat : dans le golfe d’Aden, par où transitent 16 000 navires par an, le phénomène serait d’ores et déjà hors de contrôle : 95 attaques en 2008 (contre 26 en 2007) et 39 navires arraisonnés, dont 14 sont toujours immobilisés avec 250 otages à bord…
Alors que quatre navires de l’Alliance atlantique patrouillent déjà depuis le mois d’octobre dans le secteur et que l’Union européenne s’apprête à y lancer, le 8 décembre, la première opération navale de son histoire (Eunavfor Atalanta), le détournement du Sirius inflige un retentissant soufflet à la communauté internationale. Laquelle, embourbée dans les guerres d’Irak et d’Afghanistan – sans même parler de la crise financière –, semble totalement dépassée par les événements. Explication.
1. Pourquoi cette explosion soudaine de la piraterie ?
La sécurité dans le golfe d’Aden est proportionnelle au degré de stabilité politique de la Somalie. Lorsque, entre juin et décembre 2006, les Tribunaux islamiques ont imposé leur autorité sur le centre et le sud du pays, les opérations de piraterie ont presque cessé. Pour reprendre en 2007, après l’intervention des troupes éthiopiennes de Mélès Zenawi, appuyée par les Américains…
Mais la piraterie a toujours existé dans les eaux somaliennes. Elle a simplement pris de l’ampleur après le déclenchement de la guerre civile, en 1991, consécutive au renversement du dictateur Mohamed Siad Barre. Prenant prétexte du pillage – bien réel et totalement illégal – des eaux somaliennes, riches en thons et en requins, par les pêcheurs du monde entier, les pirates se sont montrés de plus en plus audacieux.
En 2007, deux navires du Programme alimentaire mondial (PAM) ont ainsi été détournés. Puis les pirates ont compris que les otages rapportaient autant, sinon davantage, que la cargaison des navires. En 2008, ils auraient déjà perçu 30 millions de dollars de rançons diverses. Et la récente prise du Sirius Star, ainsi que celle, le 25 septembre, du cargo ukrainien Faina (transportant trente-trois chars russes) pourraient à elles seules leur rapporter 45 millions de dollars.
2. Qui sont les pirates ?
Si leurs chefs sont souvent des anciens de la marine de guerre somalienne, la plupart sont de simples pêcheurs poussés par la misère. Désormais équipés de GPS, de téléphones satellitaires, de kalachnikovs, de lance-grenades et même de roquettes antichars, ils n’hésitent pas à ouvrir le feu sur des navires de guerre, comme le destroyer américain USS Gonzales, en mars 2006.
Les pirates utilisent de puissants bateaux de pêche, les fameux bateaux mères, à partir desquels ils lancent des vedettes rapides à l’assaut de leurs proies. Entre l’abordage et la prise du bâtiment, il ne se déroule en général qu’une quinzaine de minutes, ce qui ne laisse aucune chance à d’éventuels secours d’arriver à temps. Puis les pirates s’acheminent avec leur butin vers la côte du Puntland, territoire semi-autonome depuis 1998, où se trouvent leurs principales bases : Harardere, Hobyo ou Eyl, de grands villages en pleine expansion où l’afflux d’argent alimente l’inflation.
Les rançons qui leur sont versées transitent fréquemment par des intermédiaires émiratis et des comptes bancaires à Dubaï. Mais les pirates bénéficient également de complicités dans de nombreuses villes d’Afrique de l’Est, qui leur permettent d’être informés en temps réel des déplacements de leurs cibles potentielles.
À en croire Farah Ismaïl Eid, un pirate incarcéré dans la région autonome du Somaliland, un tiers environ des profits des pirates irait « directement dans la poche de membres du gouvernement somalien », mis en place en décembre 2006 par les Éthiopiens avec l’appui des États-Unis. Abdallah Youssouf, le président somalien, appartient d’ailleurs au clan des Majarteen, qui contrôle Eyl et le Puntland.
Enfin, bien que la preuve n’en ait pas été officiellement apportée, il semble que les pirates entretiennent des liens étroits avec les shebabs, les milices armées des Tribunaux islamiques, qui apporteraient leur caution morale en échange d’une contrepartie financière. C’est ce qui expliquerait la récente recrudescence des attaques.
3. Quel est l’impact économique de la piraterie ?
Énorme, bien sûr – c’est même la principale raison de l’émoi de la communauté internationale –, mais, pour l’instant, difficile à évaluer avec précision. La région du golfe d’Aden est vitale pour l’économie mondiale : 16 000 navires et 30 % du pétrole mondial y transitent chaque année. Le prix des assurances maritimes pour les bateaux empruntant cette route a été multiplié par dix en un an. Certaines compagnies, et non des moindres (le danois Svitzer, numéro un mondial des remorqueurs ; le groupe de « chimiquiers » norvégien Odjfell), ont annoncé leur décision d’emprunter à l’avenir la route du cap de Bonne-Espérance. Pour le plus grand type de pétrolier pouvant emprunter le canal de Suez (130 000 tonnes), cela représente une facture de 4,75 millions de dollars, soit 25 % de plus que par la route de Suez. Les prix mondiaux sont donc directement affectés par la piraterie.
4. Comment renforcer la protection des navires ?
Conformément au droit international maritime (les législations étant différentes d’un pays à l’autre), les marins ne sont pas armés. Pour repousser les attaques, ils ne peuvent disposer que de canons à eau et, éventuellement, de canons acoustiques, armes insuffisantes face à des assaillants déterminés. Les États-Unis ont cependant suggéré que les compagnies recrutent des mercenaires. De fait, les compagnies de sécurité type Blackwater ont déjà manifesté leur intérêt pour ce marché. Mais les compagnies maritimes sont unanimes : le projet mettrait davantage en péril la vie de leurs hommes d’équipage. Ce qui contribuerait à faire flamber le montant des primes d’assurance…
5. Quelles solutions ?
Sauf à multiplier les succès militaires contre les bateaux mères – ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui –, la solution du problème de la piraterie ne peut venir que d’une stabilisation politique de la Somalie. Celle-ci implique la création d’un nouveau gouvernement fédéral avec la participation des réels détenteurs du pouvoir : les affairistes et les warlords de Mogadiscio, mais aussi les shebabs et les clans, tous étroitement pris dans un écheveau de rivalités, de haines et d’intérêts contradictoires. « C’est la seule voie à suivre », estime Ali Doy, spécialiste de la Somalie aux Nations unies.
Mais les Américains, qui ont échoué militairement dans la région en 1993, ne veulent pas entendre parler de cette approche pourtant pragmatique. Soupçonnant les shebabs d’avoir protégé les responsables des attentats de 1998 contre leurs ambassades à Nairobi et Dar es-Salaam, ils les ont, en février 2008, placés sur la liste des organisations terroristes du réseau Al-Qaïda. Et tant que l’armée éthiopienne en Somalie sera soutenue par les États-Unis, aucun pouvoir consensuel ne pourra émerger à Mogadiscio. Dans ces conditions, seul un règlement global au niveau de l’ONU pourrait apporter un peu d’espoir au peuple somalien. Qui demeure, comme toujours, le grand oublié.
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