Mister president ?
Dans ce pays où les Noirs ne jouissent de leurs droits civiques que depuis moins d’un demi-siècle, un métis de père kényan et de mère native du Kansas est en passe, tous les sondages l’indiquent, d’accéder à la Maison Blanche. Après les deux mandats calamiteux de George W. Bush, l’élection de Barack Obama à la tête de la première puissance mondiale constituerait un séisme politique dont l’onde de choc se ferait sentir jusqu’en Afrique, au Moyen-Orient et ailleurs.
Plus on approche de l’élection du 4 novembre et plus les fantômes de ces « fruits étranges » chantés par Billie Holiday, à l’époque où l’on pendait les Noirs aux arbres du Sud profond, reviennent hanter les rêves de l’Amérique. Ce sont ces cris de « tuez-le ! » entendus lors de meetings républicains quand l’orateur fait huer le nom de « Barack Hussein Obama ». C’est ce « je vais lui fouetter son… vous savez quoi » éructé en privé par John McCain à propos d’un débat télévisé avec le candidat démocrate. C’est ce « il n’est pas des nôtres ! » répété à l’envi par sa colistière, Sarah Palin. Et c’est cette comparaison ébauchée par l’élu de Géorgie John Lewis, partisan d’Obama, entre McCain et George Wallace, le gouverneur ultraségrégationniste de l’Alabama dans les années 1960. « Il y a mille raisons de voter pour Obama et une seule de voter contre : la race », résume le congressman Thomas Letson. Un facteur racial susceptible de faire basculer à l’ultime minute jusqu’à 10 % de l’électorat et dont on ne mesurera l’ampleur – et les conséquences – qu’au soir du 4 novembre. C’est dire si, vu d’Afrique comme d’ailleurs, l’enjeu est absolument exceptionnel.
Mille raisons de voter Obama. Et d’abord celle-ci : les États-Unis viennent de connaître avec George W. Bush leur pire présidence depuis des lustres. Lors de la convention républicaine à Saint Paul, une seule personnalité a osé défendre le bilan du sortant : Laura, son épouse. Rarement l’environnement aura été aussi hostile au parti de l’éléphant, et même si John McCain s’est depuis longtemps démarqué de Calamity George, même s’il insiste à chaque discours sur l’urgence des réformes, le legs empoisonné du dernier hôte de la Maison Blanche ne cesse de le tirer vers le bas. Ni plan ni idée. Comment, en outre, un candidat qui n’a aucune stratégie de sortie de crise en Irak peut-il prétendre restaurer l’image, l’influence et la crédibilité morale de son pays dans le monde ? Comment peut-il, sans plan ni idée, faire face au 11 Septembre économique qui a frappé Wall Street ? Comment surtout a-t-il pu choisir comme future vice-présidente, lui qui a 72 ans et une santé fragile, une femme telle que Sarah Palin, si ce n’est par pur cynisme électoral ? Il n’y a aucune comparaison entre le niveau de cette dernière et celui de Joe Biden, le colistier démocrate. Et aucun parallèle possible entre la campagne, le tempérament, l’aptitude supposée à gouverner et, pour tout dire, l’intelligence de John McCain et de Barack Obama. Autant le premier s’est avéré impulsif, impatient, prompt à dramatiser et à prendre des risques inconsidérés au point de paraître irresponsable, autant le second a fait montre de calme, de patience, d’astuce et de sens de l’organisation. Face à un adversaire abrupt, pour qui la communication se joue sur un ring de boxe, Obama s’est révélé comme le meilleur orateur qu’ait connu l’Amérique depuis John Kennedy et comme le seul candidat-écrivain – car il a lui-même écrit ses deux livres – depuis Theodore Roosevelt. Si McCain, vétéran de la guerre du Vietnam et des couloirs du Capitole, ne cesse de répéter qu’Obama est le moins expérimenté de tous les postulants à la présidence « depuis un siècle », c’est bien parce que son rival a été forgé par d’autres expériences, beaucoup plus adaptées que les siennes aux États-Unis du XXIe siècle. Expériences personnelles, spirituelles, raciales, politiques, de Hawaii à Chicago, de New York à Djakarta et du Kansas au Kenya, dont il a tiré les leçons dans le meilleur de ses deux ouvrages, Les Rêves de mon père, publié en 1995 alors qu’il n’avait que 34 ans. Mille raisons de voter Obama, donc. Et une de voter McCain. Dans un pays à 75 % blanc, élire pour la première fois un Noir – car aux yeux des Américains, blancs comme noirs, un métis est un Noir – et, par voie de conséquence, une First Lady qui l’est encore plus n’est pas un acte innocent. Les sondages sont là pour le démontrer : 40 % des Blancs voient encore les Africains-Américains de façon négative, 29 % les jugent « plaintifs », 20 % « violents », 15 % « paresseux ». Ils sont en outre près de la moitié à avouer ignorer la religion exacte de Barack Obama : chrétien ? musulman ? Certes, la situation, si l’on peut dire, aurait été pire encore si la mère d’Obama, comme son père, avait été noire et s’il avait épousé une blanche : double transgression raciale et sexuelle aux yeux des deux communautés. Mais le stock est là, mouvant, potentiellement hostile, susceptible de modifier l’ultime réflexe, celui qui se joue dans l’isoloir. Et c’est sur ce terreau malsain des vieilles peurs identitaires qu’a joué le camp républicain, car c’est sur lui que reposent ses ultimes espoirs de victoire. Dans un premier temps, jusqu’à la mi-septembre 2008, les attaques se sont concentrées sur les fréquentations passées d’Obama. Pasteur sulfureux. Celle, spirituelle, du sulfureux révérend Jeremiah Wright, un pasteur très « afrocentriste », fondateur d’une congrégation à laquelle a appartenu la star cathodique Oprah Winfrey, pour qui Jésus était « un pauvre homme noir dans un pays dominé par les Blancs riches », et qui, dans un moment d’égarement, est allé jusqu’à soutenir que le gouvernement américain avait fabriqué le virus du sida pour exterminer les descendants d’esclaves (une thèse également soutenue par… Mouammar Kadhafi). Celles, littéraires, des écrivains qui ont marqué sa jeunesse – Richard Wright, W.E.B. Dubois, James Baldwin, Ralph Ellison –, tous noirs, tous militants. Celles, intellectuelles, de Malcolm X, qu’il admira, et du Black Commentator, cette petite revue radicale du New Jersey à laquelle il lui arriva de collaborer à la fin des années 1990. Celles, enfin, d’un entourage au sein duquel des militants d’extrême gauche côtoyèrent un moment les activistes antiguerre de Code Pink et les partisans des réparations dues à l’esclavage. Cette charge ad hominem, condensée dans un pamphlet largement diffusé du journaliste conservateur David Freddoso paru il y a deux mois et intitulé Le Dossier contre Barack Obama, renvoyait aux peurs américaines de la seconde moitié du XXe siècle, quand le Noir était pour le Blanc la menace surgie de l’intérieur. Ces dernières semaines, la tonalité a changé, elle s’est affinée face aux accusations de racisme voilé, devenant plus vicieuse. Dans le message – et parfois dans le discours – insidieusement diffusé par les républicains, Obama n’est plus présenté comme anti-Blancs, à l’instar d’un Jesse Jackson ou d’un Al Sharpton, mais comme… antiaméricain. « J’ai peur que ce soit un homme qui ne voie pas l’Amérique comme nous, Américains, la voyons », dit Palin. « Qui est le véritable Obama ? » martèle McCain. La manœuvre est simple : retourner contre le candidat démocrate tout ce qui fait que les libéraux américains – et le reste du monde – l’aiment et le plébiscitent. La diversité, la tolérance, l’ouverture, les diplômes universitaires, le multiculturalisme : autant de caractéristiques de Barack Obama qui, face à une Amérique profonde tétanisée par la peur des immigrants et la concurrence des continents émergents, peuvent se transformer en autant de handicaps. Dans une certaine mesure, de par son itinéraire et sa formation, Obama est effectivement l’incarnation de la mondialisation et de la globalisation des valeurs, l’incarnation, aussi, d’une Amérique de plus en plus « brune » et métissée. Enfin ! dirions-nous. Jamais ! rétorquent ceux pour qui ce cosmopolitisme, au sens noble du terme, est une négation de la culture et des valeurs traditionnelles, c’est-à-dire blanches, des États-Unis. C’est en exploitant jusqu’au bout ce déficit d’identification d’une partie de l’électorat envers un homme de 47 ans au confluent du melting-pot américain que le camp républicain abat ses ultimes cartes. Confronté à cette offensive en deux temps et dans l’impossibilité de contre-attaquer sur le même terrain, au risque d’être entraîné dans le piège du débat racial, Obama a jusqu’ici fait montre d’un extraordinaire sang-froid. Et il lui en a fallu pour apparaître ni noir ni blanc, mais « postracial », sans pour autant être transparent ; pour reconnaître que, si le radicalisme a fait un moment partie de sa propre construction, il l’a depuis totalement dépassé, et pour se démarquer sans les désavouer de ceux de ses partisans qui le vénèrent comme une icône du combat des Noirs, et qui, de Madonna à Puff Daddy en passant par les groupes de gangsta rap, le desservent plutôt qu’ils ne le servent… Décidément, il y a mille raisons pour voter Obama. Mille moins une, on l’a vu. Mais aussi mille plus une : la profonde crise économique, cet extraordinaire facteur de réussite pour le candidat démocrate, dont on dit qu’il pourrait à lui seul annuler l’effet du facteur racial. « Dans quarante ans, l’Amérique aura un président noir », prédisait Robert Kennedy au début des années 1960. À en juger par les derniers sondages, cette prophétie n’a jamais été aussi proche de se réaliser et les États-Unis aussi près de se réconcilier avec le reste de la planète. Ce qui signifie, par voie de conséquence, qu’une telle chance pour le monde ne se reproduira pas avant longtemps…
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