Un scandale français
Soixante-trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les pensions de 180 combattants marocains devraient enfin être alignées sur celles de leurs frères d’armes français. Mais pas celles des ex-â©tirailleur « sénégalais ».
C’est à une injustice persistante de l’histoire coloniale française, que, le 15 octobre, le tribunal administratif de Bordeaux a tenté de mettre fin. Saisi par six anciens combattants marocains de la Coloniale, il a enjoint l’État d’aligner leurs pensions sur celles de leurs frères d’armes français, au nom de « l’égalité entre les êtres humains » et de leur « égale souffrance sur les champs de bataille ». Jusqu’ici payés à 56 euros par mois, ces hommes aujourd’hui évidemment très âgés avaient été contraints de quitter leur pays pour s’installer en Gironde afin de bénéficier du « minimum vieillesse ». â©Cette « décision historique » (dixit leur avocat, Me Houssan Othman-Farah) devrait permettre à 180 de leurs compagnons de toucher non plus 56 mais 560 euros par mois. Et donc de rentrer au Maroc. En revanche, le tribunal bordelais a débouté un ancien combattant sénégalais. Motif ? Les pensions des Marocains ont été revalorisées sur la base des accords Euro-Méditerranée de février 1996, qui instituent l’égalité de traitement pour les travailleurs des deux rives de la Méditerranée. â©100 euros par semestreâ©L’injustice demeure donc, quarante-neuf ans après la « cristallisation » des pensions des anciens combattants des ex-colonies françaises. Le 26 décembre 1959, après le retour au pouvoir du général de Gaulle, l’Assemblée nationale avait voté une loi transformant les pensions des militaires « indigènes » en indemnités viagères n’ouvrant droit ni à des allocations familiales, ni à la sécurité sociale, ni à la réversion aux ayants droit en cas de décès. Le montant de cette indemnité avait été fixé le 1er janvier 1961 et jamais revalorisé depuis. Une décision scandaleuse s’agissant d’hommes qui donnèrent les plus belles années de leur vie pour aider la France à en finir avec l’occupation nazie, puis pour tenter de lui éviter l’humiliation de Dien Bien Phu, au Vietnam, en 1954. â©Au Sénégal, la retraite d’un ancien combattant « français » équivaut à 68 000 F CFA, à peine plus de 100 euros par semestre – une misère. En Tunisie, les 8 500 survivants parmi les 45 000 soldats engagés dans la Seconde Guerre mondiale reçoivent 80 DT – moins de 50 euros –, alors que les salaires sont, dans ce pays, rarement inférieurs à 250 DT. La situation n’est guère plus reluisante au Niger, au Burkina, en Côte d’Ivoire ou au Togo, où les anciens combattants touchent une pension trois fois inférieure à celle de leurs frères d’armes français. â©Bref, les 85 000 tirailleurs « sénégalais », spahis et soldats indigènes encore en vie continuent de croupir dans la misère, bien que certains conservent de graves séquelles de leurs blessures de guerre. Même « l’arrêt Diop » prononcé le 30 novembre 2001 par le Conseil d’État n’a rien changé. Il ordonnait pourtant l’alignement – avec effet rétroactif – des pensions de tous les anciens combattants, quelle que soit aujourd’hui leur nationalité. Mais l’État français est parvenu à se soustraire à cette injonction.â©Un système de valorisation a bien été mis en place par une loi votée en décembre 2002, mais avec le souci d’épargner autant que possible les deniers publics. « Nous calculerons les montants des droits en tenant compte du coût de la vie dans chacun des pays concernés, à partir des parités de pouvoir d’achat publiées annuellement par l’ONU ou, à défaut, des données économiques existantes », avait arbitrairement décrété Hamlaoui Mékachéra, alors secrétaire d’État aux Anciens combattants.â©« Une décision judiciaire s’applique, mais ne s’interprète pas », avait fait valoir le président sénégalais Abdoulaye Wade, qui fut avocat dans une autre vie, lors d’une visite de Mékachéra à Dakar, en décembre 2002. « Vous ne pouvez pas prétendre que payer les Africains comme les Français crée une injustice au détriment de ces derniers », avait renchéri l’Algérien Abdelaziz Bouteflika, en mars de l’année suivante. En vain. â©Sur la question de l’évaluation des arriérés dus après plusieurs décennies de gel des pensions, les autorités françaises ont passé outre à la décision du Conseil d’État, qui exigeait un rappel sur quarante-deux ans. Se fondant sur une vieille règle de droit administratif, elles ont décidé d’appliquer la rétroactivité quadriennale, qui limite l’apurement de tous les arriérés dus par l’État à quatre ans, quelle que soit leur durée. â©Que des miettesâ©Résultat, les anciens combattants n’ont touché que des miettes. Même les Sénégalais, qui passent pourtant pour les plus favorisés – si l’on peut user d’un tel terme. Après revalorisation, leur retraite est passée de 57 850 F CFA (88,19 euros) par semestre à 68 000 FCFA, soit une augmentation de 20 %. Le total des arriérés dus a été fixé à 104 000 FCFA (environ 150 euros) par personne. Trois fois rien au regard du coût de la vie au Sénégal, pourtant invoqué par les autorités françaises pour continuer de verser aux Africains des pensions au rabais. À l’évidence, le volontarisme affiché par l’ancien président Jacques Chirac, en septembre 2006, après visionnage de l’excellent film Indigènes, de Rachid Bouchareb, a fait long feu. La France a oublié qu’entre 1842 et la fin des années 1950, vingt-trois pays d’Afrique et d’Asie lui ont fourni des soldats, notamment pendant les deux conflits mondiaux. Que 70 000 « indigènes » ont été tués entre 1914 et 1918. Et que 250 000 autres ont débarqué en Provence, en août 1944. â©Si la décision du tribunal de Bordeaux rétablit l’équité, il est à craindre que son application se heurte aux mêmes écueils que l’arrêt Diop. Rien n’indique d’ailleurs que l’État ne déposera pas un recours devant le Conseil d’État…
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