Maroc : une élite peut en cacher une autre
Consciente de l’autisme de ses représentants politiques traditionnels, une partie de la bourgeoisie marocaine a choisi de voter pour les islamistes du PJD, dont le profil n’est plus si éloigné du sien. Enquête.
Au lendemain des élections législatives du 25 novembre, largement remportées par le Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste), l’ambiance est morose dans ce salon des beaux quartiers de Rabat. Ici, la victoire d’Abdelilah Benkirane est une mauvaise nouvelle. « C’est catastrophique pour notre image à l’étranger. Ce parti manque de gens compétents et développe des idées rétrogrades. Je suis très inquiet pour l’avenir du Maroc », confie M., un entrepreneur fortuné qui s’est essayé à la politique ces dernières années. Si par « élite » on entend un groupe de personnes en position de domination à la fois politique, économique et culturelle et qui partagent un certain nombre de valeurs et de comportements, alors M. en fait partie. Et le PJD est à ses yeux un repoussoir sur le plan tant politique que moral.
Au Maroc, on a coutume de décrire les élites comme un groupe relativement homogène, en partie parce que cette caste privilégie l’« entre-soi ». Ouverts sur le monde, ses membres ont fait leurs études à l’étranger et disposent à la fois de gros moyens financiers et d’un solide réseau. Dans un pays où l’engagement et le militantisme sont disqualifiés, ces privilégiés sont régulièrement parachutés dans le champ politique. Or, comme l’a démontré le Printemps arabe, aucune élite ne peut espérer se maintenir si elle ne dispose pas d’une certaine autorité morale. Pour le sociologue Mohamed Tozy, le vote du 25 novembre s’apparente en grande partie à un « vote sanction contre des élites » vivant en vase clos et déconnectées de la réalité de la société. Une élite opportuniste, ostentatoire et en manque de légitimé. « Est-ce que j’ai quelque chose à voir avec Moncef Belkhayat ? Est-ce que Salaheddine Mezouar me ressemble ? Au moins, avec le PJD, j’ai l’impression de voir émerger une élite qui parle le même langage que moi », explique Mohamed, étudiant en sciences politiques à l’Université Mohammed-V.
Plus inquiets, d’autres nantis craignent que leurs libertés individuelles ne soient menacées.
À la veille des élections, c’est en effet le G8 – une coalition de six partis rassemblés autour du Rassemblement national des indépendants (RNI) et du Parti Authenticité et Modernité (PAM) – qui incarne avec le plus d’acuité ce système défaillant des élites. Dans un article collectif publié dans Les Cahiers bleus en 2009, « Crise des élites et restructuration du champ politique », Tozy expliquait déjà que le PAM, qui s’est érigé en rempart contre l’islamisme, s’est défini comme un relais des orientations royales. Incarnant une sorte de parti-État, il est difficilement compatible avec la marche de la démocratie et l’esprit du Printemps arabe. « Le G8 est sans aucun doute le plus beau cadeau qu’on pouvait faire au PJD ! » s’amuse Karim Tazi. Le directeur général de Richbond, société leader dans le textile d’ameublement, est un personnage à part. Issu de la grande bourgeoisie, cet entrepreneur proche de la gauche a annoncé qu’il voterait pour le parti islamiste. Un choix qui a parfois été mal compris dans son milieu.
« Dans l’intimité des salons, la grande bourgeoisie occidentalisée défend, un verre de scotch à la main, la laïcité et les libertés individuelles. Mais une fois dans l’espace public, on ne l’entend plus. C’est cette frilosité qui a été sanctionnée », estime-t-il. S’il est l’un des seuls à avoir exprimé publiquement son choix, Karim Tazi n’est pas pour autant un cas unique. « Il y a d’autres gens tout aussi éloignés que moi de la sensibilité du PJD et qui ont choisi de voter pour lui. Leur vote, c’est le rejet d’un système qui s’évertue à se reproduire et à reproduire ses élites. Je ne retrouve pas chez le PJD des valeurs importantes pour moi, comme la laïcité ou l’émancipation de la femme, mais au moins ce parti a une certaine indépendance par rapport au pouvoir, un fonctionnement interne démocratique, un véritable ancrage populaire, et fait un travail parlementaire sérieux. » Un vote pragmatique plutôt qu’idéologique ? « Exactement, ajoute Tazi. La bourgeoisie s’est rendu compte que l’autisme du pouvoir, incarné par le G8, nous menait à la catastrophe. Aussi frileuse soit-elle, elle s’est en partie désolidarisée de son parrain. »
Opération séduction
Mais le PJD ne doit pas sa victoire seulement à l’aveuglement de ses adversaires. Ses dirigeants ont eux aussi compris qu’ils devaient convaincre au-delà de leur base et qu’il leur serait impossible de parvenir au pouvoir sans opérer une percée au sein de cette élite. Contrairement à l’image que l’on peut en avoir, le PJD n’est pas un parti populaire. Il s’est embourgeoisé et compte dans ses rangs des cadres, des médecins, des avocats ou des ingénieurs. Il a été rejoint par de grands entrepreneurs, comme l’ancien patron des patrons Abderrahim Lahjouji ou l’homme d’affaires tangérois Samir Abdelmoula, ou encore par des personnalités culturelles, comme le comédien Yassine Ahajjam. Depuis 2003 déjà, le PJD coopte des technocrates, formés localement, ou des entrepreneurs de la bourgeoisie pieuse. « Ce recrutement a permis de rénover l’image du parti et de lui apporter l’argument d’efficacité managériale qui lui manquait », explique Tozy. Tout comme l’AKP turc, le PJD s’est prévalu de sa compétence technique et de sa modération idéologique. Il s’est même mis en situation de nouer d’éventuelles alliances contre nature, convaincu que ce qu’il perdrait dans sa base, il le regagnerait ailleurs.
« Durant ces élections, le PJD a réussi une percée par le haut. Il est parvenu à rassurer l’élite en multipliant les contacts, les rencontres et les conférences », analyse Mohamed Masbah, chercheur au Centre marocain d’études contemporaines, un think-tank proche du PJD. Un homme comme Lahcen Daoudi, marié à une Française et parfaite incarnation d’un islamisme modéré, a été mandaté pour tranquilliser les chancelleries, les hommes d’affaires et les professionnels du tourisme. Pour Cédric Baylocq, chercheur associé au Centre Jacques Berque, « il y a une explication presque mécanique au report de voix de certains cadres ou hommes d’affaires vers le PJD. Certains patrons se sentent lésés par l’existence de réseaux de corruption et de népotisme dont ils sont exclus. Ils considèrent que l’exercice de leur métier est inéquitable et espèrent que l’arrivée au pouvoir des islamistes, qui ont mis la lutte anticorruption au cœur de leur programme, assainira la situation ».
Reste que, avec la victoire du PJD, les élites font brutalement face à la réalité d’une société très conservatrice et éloignée des valeurs cosmopolites. Un récent sondage indique que 77 % des Marocains sont favorables à l’interdiction de la vente d’alcool, 57 % à la suppression de tous les festivals et 68 % à une nouvelle politique culturelle plus conforme aux valeurs de l’islam. Du coup, certains craignent que leurs libertés individuelles ne soient menacées et écoutent avec effroi les propos populistes des islamistes sur l’homosexualité, les mères célibataires ou les événements culturels.
Libéralisme
« On ne devrait pas avoir peur du PJD. C’est une expérience que l’on doit tenter, mais il ne faut pas croire que cela va révolutionner le Maroc », tempère Faouzi Chaabi, preuve vivante que l’on peut être le fils de l’homme le plus riche du pays, président du Souissi, le quartier chic de Rabat, et compter des amis parmi les hauts cadres islamistes. Lui dont la famille a bâti une partie de sa fortune sur les hôtels et les supermarchés sans alcool reconnaît qu’il fait partie de la bourgeoisie conservatrice. « La balle est dans le camp du PJD, qui, pour gouverner, va devoir ouvrir de nouveaux canaux et discuter avec tout le monde, y compris ses pires opposants », ajoute-t-il. Et c’est peut-être cette nécessité de composer et de faire alliance avec d’autres partis qui rassure.
Sur le plan économique, les intérêts de classe de la grande bourgeoisie ne sont pour l’instant pas menacés, d’autant que le programme du PJD met en avant l’initiative privée. Même les propositions populistes sur les augmentations d’impôts des classes aisées ont fait long feu, les islamistes s’engageant à s’attaquer plutôt à l’évasion fiscale. Benkirane a d’ailleurs rappelé que « l’ère où Hassan II demandait aux hommes d’affaires de se concentrer sur leurs activités économiques plutôt que sur la politique est finie. Aujourd’hui, les politiques et les hommes d’affaires doivent œuvrer ensemble afin de reconstruire le nouveau Maroc ». Mais beaucoup craignent qu’en cas d’échec le PJD ne revienne à ses anciennes amours et ne délaisse son discours policé et bourgeois pour reprendre des positions extrêmes sur des sujets de société comme la place des femmes ou la liberté de conscience.
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