L’homme de l’année 2011, c’est vous !

La mort du Tunisien Mohamed Bouazizi a lancé une vague de révolutions d’une ampleur inimaginable. En quelques mois, l’onde de choc s’est répandue dans l’ensemble du monde arabe. Des peuples sans frontières ont pris leur destin en main. Retour sur une année aussi héroïque que douloureuse.

Des Tunisiens à Sidi Bouzid le 17 décembre 2011, un an après le début de la révolution. © AFP

Des Tunisiens à Sidi Bouzid le 17 décembre 2011, un an après le début de la révolution. © AFP

FRANCOIS-SOUDAN_2024

Publié le 3 janvier 2012 Lecture : 8 minutes.

Le roi Louis XVIII avait tort : ce ne sont pas les grands hommes qui donnent à leur siècle les secousses dont se repaît l’Histoire, ce sont les peuples. Mohamed Bouazizi, mort le 4 janvier 2011, était un grain de cette poussière anonyme que foulent chaque jour depuis toujours les bottes des puissants, de Rio à Pékin en passant par Sidi Bouzid. Pourtant, son geste a fait de l’année qui s’achève un millésime extraordinaire, semblable à ce que furent 1968 et 1989. Partie d’une petite ville de Tunisie, l’onde de choc que son acte désespéré a suscitée s’est répandue dans tout le monde arabe, en Europe et jusqu’aux États-Unis.

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La venue de Ben Ali – en costume… – au chevet de Mohammed Bouazizi en décembre 2010 ne changera rien au cours de la révolution tunisienne.

Trois femmes de paix

Toutes trois vêtues de tenues traditionelles, la présidente libérienne Ellen Johnson-Sirleaf, sa compatriote Leymah Gbowee et la Yéménite Tawakkul Karman, l’une des figures de proue du Printemps arabe, ont reçu le 10 décembre le prix Nobel de la paix. Une récompense consacrée cette année aux femmes, qui « portent la moitié du ciel », selon le proverbe chinois. Une récompense accordée aussi et surtout à une chef d’État qui panse les plaies d’un pays ravagé par quatorze année de guerre civile, à une infatigable militante de la réconciliation, et à une opposante acharnée à la dictature du président Ali Abdallah Saleh, qui était au pouvoir depuis 33 ans.

Acéphale, sans programme ni idéologie autre qu’une exigence de démocratie au sens pur du terme – le gouvernement du peuple par le peuple –, ce mouvement incontrôlable et qui s’est nourri de lui-même a renversé des dictateurs, balayé des appareils répressifs, fait naître une génération d’indignés sans frontières et même occupé Wall Street. À Oakland, Moscou, Londres, Le Caire, Sanaa, Tripoli, Damas, Madrid, Athènes et ailleurs, les centaines de milliers de protestataires dont le magazine Time a fait son « Homme de l’année » avaient avec le marchand ambulant tunisien une communauté de rejet. Ils savaient ce dont ils ne voulaient plus : du chômage, de l’arrogance des nantis, de l’humiliation, d’une classe dirigeante corrompue, d’une oligarchie financière « omnipuissante ». Jamais sans doute suicide n’aura été plus fécond que celui du fils de Manoubia Bouazizi. Évoquant le motif du sacrifice de Mohamed, cette vieille femme a résumé d’un mot clé l’essence de toutes les révolutions, majuscules et minuscules, de 2011 : karama – « dignité ».

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Inspiratrice

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Un mot clé résume l’essence de toutes les révolutions : karama – "dignité". 

Le hasard a voulu que l’étincelle jaillisse au cœur de l’une des dernières ceintures d’autocraties au monde : le Maghreb et le Moyen-Orient. Comme si le mérite final des tyrans était d’avoir su unir leurs peuples contre eux. Nul ne s’y attendait, dans une région plutôt prometteuse en termes de taux de croissance économique et extrêmement verrouillée par des systèmes policiers et militaires hypertrophiés. En moins de dix mois pourtant, quatre dictatures allaient être balayées (Tunisie, Égypte, Libye, Yémen) et une autre très sérieusement ébranlée (Syrie), alors qu’un émirat (Bahreïn) et deux royaumes (Jordanie, Maroc) se voyaient contraints de précipiter de profondes réformes. Si la révolution tunisienne, achevée en quatre semaines, a été à la fois l’inspiratrice et le modèle pratique dont les autres se sont servies avec des fortunes diverses, sa sœur égyptienne aura fourni le scénario le plus abouti.

Place Al-Tahrir le 11 février 2011 après l’annonce du départ d’Hosni Moubarak

© AFP

À la différence de Ben Ali, dont la fuite sans combat rappelle celle de Louis XVI, Moubarak a résisté, passant du déni à la colère, puis à la négociation, puis à la dépression à demi simulée, enfin à la démission. Entre-temps, le pouvoir aura tiré à balles réelles, coupé l’accès à internet, lancé ses nervis à dos de dromadaires sur la place Al-Tahrir. Quatre millions et demi d’Égyptiens se sont mobilisés à travers le pays lors de ces « journées de rage », soit 8 % de la population de plus de 14 ans. Une minorité, comme dans toutes les révolutions. Mais une minorité suffisante pour renverser la pyramide du pharaon.

Tout au long de 2011, "blogueur" aura été le parfait synonyme de "protestataire".

À l’aune de l’histoire tragique de ces spasmes qui ont changé le cours de l’Histoire, la majorité des révolutions arabes de 2011 aura été relativement peu coûteuse en termes de vies humaines. Trois cents morts en Tunisie, 350 au Yémen, 900 en Égypte. À Tunis et au Caire, les forces de l’ordre, police et armée, ont après un court temps d’hésitation rapidement basculé du côté des révoltés et accompagné les révolutions jusqu’à la chute des raïs. En Libye et en Syrie pourtant, cette façon de remporter la guerre sans presque la faire s’est heurtée au noyau dur de dictatures résilientes avant de dégénérer en conflits civils. Si la victoire finale des insurgés libyens s’est conclue au prix de 10 000 à 15 000 victimes, c’est parce que la lutte de libération dans un pays sans institutions, fortement tribalisé et très en retard sur ses voisins quant au développement d’une classe moyenne capable d’imposer un rapport de force ne pouvait que se dérouler dans la férocité. Pas seulement donc à cause des bombardements de l’Otan et de la folie d’un « Guide » dévoyé qui finira abattu par des combattants hors de contrôle (voir photo ci-contre, © AFP).

Quant à la Syrie, elle offre hélas le modèle d’une équation désespérément insoluble dont la solution ne peut être que sanglante. D’une part, il existe peu d’exemples d’un peuple faisant preuve d’une telle ténacité face à la terreur – 5 000 morts à ce jour. De l’autre, il est rare qu’un pouvoir opère avec une telle persistance et sans qu’apparaissent pour l’instant de failles au sein de son noyau dur, ce que l’historien Jacques Sémelin appelle dans le quotidien français Le Monde un « politicide » – la tentative de destruction systématique de tous les opposants.

Reste que partout, de Casablanca à Manama, les technologies de l’information ont joué un rôle capital dans toutes les mobilisations populaires. À cet égard, la « révolution verte » iranienne de 2009, réprimée de la façon que l’on sait, fait a posteriori, malgré son échec, figure de répétition générale. La combinaison internet plus téléphones cellulaires vidéo, plus Facebook, plus YouTube, plus Twitter, plus Al-Jazira a pris avec une efficacité décuplée la place de la presse clandestine et des radios pirates de la fin de l’ère soviétique. Cette cyber-révolution n’est pas à l’origine du tsunami démocratique qui a balayé le monde arabe, mais elle l’a en quelque sorte « turbochargé » et répandu telle une pandémie, connectant entre elles les expériences, les victoires et les défaites. Elle a pris naissance dans deux États policiers, la Tunisie puis l’Égypte, où le taux de pénétration d’internet est particulièrement élevé et où il existe une nouvelle génération éduquée issue de la classe moyenne à même de l’utiliser. À Tunis et au Caire, mais aussi à Damas, Sanaa, Benghazi, Rabat, Alger, Nouakchott ou Koweït City, le mot « blogueur » aura été tout au long de 2011 le parfait synonyme de « protestataire ».

Le retour des islamistes

Pas plus qu’internet les islamistes n’ont été sur la ligne de départ des révolutions arabes, mais ils sont sur la ligne d’arrivée, en tête pour récolter les fruits électoraux de cette brutale maturation. Récupération ? Conséquence attendue plutôt de cette loi historique qui veut que les principaux acteurs d’une révolte aboutie ne soient pas ceux qui, ensuite, iront refonder l’État. En Tunisie, en Égypte, mais aussi en Libye, les islamistes sont en outre ceux qui, sous les régimes défunts, ont consenti les plus gros sacrifices et ont payé les prix les plus forts en termes de détenus, de torturés et de disparus. Rien d’anormal donc à ce que ces brevets de résistance, joints au discrédit des partis politiques traditionnels et au retour du religieux comme valeur refuge, aient joué en leur faveur jusqu’au Maroc.

Faut-il s’en inquiéter ou privilégier les raisons de demeurer optimiste ? Pour l’instant, ce dernier sentiment l’emporte sur le premier en dépit du surgissement ici et là des salafistes, qui représentent sans nul doute la face radicale et antidémocratique de l’islamisme. Des formations comme Ennahdha de Rached Ghannouchi (en photo ci-contre, © AFP), le Parti de la justice et du développement et les Frères musulmans sont certes très conservatrices, et même réactionnaires (surtout cette dernière), mais elles sont aussi traversées de clivages générationnels et irriguées par des courants résolument modernistes. Elles ne se sont pas jusqu’ici écartées du consensus national démocratique qui leur a permis de remporter des élections libres et elles devront à l’avenir tenir compte d’une évolution capitale : l’année 2011 a transformé dans tout le monde arabe la relation entre les pouvoirs et les peuples, ces derniers ayant pris conscience qu’un régime liberticide pouvait être renversé – et appris le mode d’emploi pour y parvenir. Ce n’est donc pas parier sur l’absurde que de penser que si les islamistes veulent changer la Tunisie, l’Égypte ou le Maroc, c’est en définitive l’inverse qui se produira.

Bois vert

Constat liminaire : la lame de fond des révoltes populaires n’a pas traversé le désert en cette année 2011, n’en déplaise à ceux qui croyaient aux effets du mimétisme en politique. Fin février, un éditorial prévoyant que les bastions subsahariens de l’autocratie ne seraient guère menacés de par la persistance du communautarisme et le déficit d’acteurs – cette fameuse masse critique de jeunes mondialisés, armés de leurs smartphones et de leurs pages Facebook – avait valu à l’auteur de ces lignes une volée de bois vert de la part des internautes. Comment osait-on désespérer Ouagadougou, Douala ou Libreville ? Dix mois plus tard, « les conditions qui ont conduit aux événements du printemps n’existent nulle part » au sud du Sahara, reconnaît le politologue Achille Mbembe. Il ne suffit pas de réunir les ingrédients de la révolte – usure du pouvoir, mauvaise gouvernance, corruption, népotisme – pour que le chaudron explose. Il faut une maturation invisible et progressive de tout le corps social. L’Afrique subsaharienne n’en est pas encore là. Mais elle y vient à sa manière, plus progressive et peut-être moins éruptive. L’année 2011 a ouvert un chapitre. Elle n’est pas la fin de l’Histoire.

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