Littérature : Écrire sans la France ?
Que faire du lourd passé colonial ? Comment se positionner par rapport à la question raciale ? Qu’est-ce qu’être noir aujourd’hui ? Dans un nouvel essai à paraître, « Le Sanglot de l’homme noir », Alain Mabanckou tente de répondre.
En janvier 2012, Alain Mabanckou publiera chez Fayard le Sanglot de l’homme noir, un essai enlevé inspiré par sa condition d’homme noir. Né au Congo-Brazzaville, un temps étudiant en France, aujourd’hui enseignant aux États-Unis, le romancier sanctionné par un prix Renaudot, en 2006 pour Mémoires de porc-épic, "conteste la tendance [des Noirs] à ériger [leurs] souffrances en signes d’identité".
Entre anecdotes, réflexions et analyse, l’auteur de Verre cassé livre un opus rafraîchissant et, parfois polémique. Comme dans cet extrait que Jeune Afrique vous propose aujourd’hui.
"Il faudrait publier des dictionnaires"
L’argument principal de ceux qui souhaitent aujourd’hui « écrire sans la France » est que le français serait entaché d’un vice rédhibitoire, insurmontable, inexcusable : c’est la langue du colonisateur. C’est une langue qui ne nous permettrait guère de nous exprimer avec authenticité. « Authenticité » ? Encore un mot chargé de conséquences inimaginables. N’est-ce pas au nom de l’authenticité que certaines nations du continent noir ont vu leurs populations sombrer dans la déliquescence ? Dans les années soixante-dix, en effet, Mobutu Sese Seko, alors président du Zaïre, avait mis en place la « zaïrianisation », une politique de retour à l’« authenticité africaine » dans laquelle tout ce qui rappelait l’Occident devait être abandonné. Le dictateur interdit donc à son peuple de porter la cravate et imposa le costume traditionnel,dit abacost (« à bas le costume »), comme tenue officielle. Les noms des lieux hérités de la période coloniale étaient remplacés par ceux qui avaient une consonance africaine. La ville de Léopoldville, capitale du pays, devint ainsi Kinshasa, et Élisabethville, Lubumbashi. Si cette politique visait au fond à la réappropriation des biens et des richesses par le peuple zaïrois – ce qui était en apparence une démarche louable, en ces temps où la plupart des nations africaines se tournaient vers le communisme –, le Zaïre n’en allait pas moins être l’une des dictatures les plus impitoyables du continent noir, avec un président obsédé par le culte de sa personnalité et préoccupé par le bien-être de son propre clan au détriment de son peuple, qui croupissait dans la misère. Mobutu gérait alors les richesses de son pays comme les siennes et multipliait les atteintes aux droits de l’homme, jusqu’à sa chute précipitée, en 1997, après plus de trente ans d’un pouvoir sans partage.
Selon les partisans de l’authenticité, la langue française véhiculerait des « codes » d’asservissement, des tournures impropres au phrasé africain que nous aurions tort de sous-estimer. L’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop, par exemple, après quelques publications en français (à L’Harmattan et chez Stock, notamment), affirme se tourner désormais vers l’écriture en ouolof : « Le français – ou l’anglais – est une langue de cérémonie, et ses codes, à la fois grammaticaux et culturels, ont quelque chose d’intimidant… Ce sont là autant de raisons qui amènent l’écrivain africain à douter du sens et de la finalité de sa pratique littéraire.» Notre confrère publiera effectivement en 2003 un roman en ouolof, Doomi Golo (« le fils du singe »), mais reviendra deux ans plus tard avec L’Impossible Innocence, ce qui peut se faire de plus classique et de plus maîtrisé dans la langue française.
La situation se révèle encore plus ambiguë lorsque c’est un éditeur français qui finance lui-même la réédition du livre d’un auteur africain en Afrique. Ce fut le cas pour Le Cavalier et son ombre, du même Boubacar Boris Diop, publié à Paris et réédité en poche en Afrique, en français, ce qui permettait de le vendre à un prix accessible pour le lectorat du continent. Ce fut aussi le cas pour l’écrivain Cheikh Hamidou Kane et son roman Les Gardiens du temple. Mieux encore, l’éditeur anglophone de Ngugi wa Thiong’o va jusqu’à assurer lui-même la publication de certains livres de cet auteur non seulement dans son pays, mais dans sa langue natale ! Voilà donc que le colonisateur vole au secours de la langue du colonisé ! Je me pose cette question cruciale : Naipaul, Rushdie, Zadie Smith, Walcott, Danticat, doivent-ils être considérés « dans la lignée de l’idéologie coloniale » lorsqu’ils révèlent l’étendue de leur talent d’écrivains en langue anglaise ? À moins que les partisans de l’authenticité ne considèrent – par une opération relevant du sophisme – que la langue anglaise n’est pas issue d’une puissance coloniale…
En réalité, Boubacar Boris Diop parle à mots couverts des écrivains africains « du dedans » et de ceux « du dehors ». L’auteur africain « du dehors », résidant en Europe, est généralement perçu comme déconnecté de la réalité. On préjuge que, coupé qu’il est de ses racines africaines, sa vision du monde est en quelque sorte faussée. Englué dans le système éditorial parisien, cet écrivain corrompu ne s’adresserait plus à ses « frères et sœurs », mais à son « public de raison », qui lui dicterait ce qu’il aurait à écrire : « des ouvrages formatés pour un public occidental », selon l’expression de la journaliste sénégalaise Nabo Sene.
À l’opposé, l’auteur africain « du dedans », résidant en Afrique, incarnerait la pérennité des valeurs et des traditions. Il serait « le dernier gardien de l’arbre », pour reprendre le titre d’un roman du Camerounais Jean-Roger Essomba. Son combat consisterait à se libérer des chaînes d’une francophonie qui causerait tous ses maux. Il devrait considérer son passé, valoriser ses propres langues, « écrire sans la France », retrouver « la mobilité latérale de [ses] aïeux et de [ses] aînés », au moment même où d’autres tâchent de situer cette mobilité au sein d’échanges plus vastes, chaque langue ayant toujours un grain à picorer dans une autre. Même dans une prose aussi achevée que celles du Camerounais Gaston-Paul Effa ou du Tchadien Nimrod – qui résident tous les deux en France –, ne vibre-t-il pas un bruissement de langues que seuls les sourds (ou ceux qui ne veulent pas entendre) se refusent à déceler ?
[…] Écrire sans la France ? La plupart des écrivains francophones d’Afrique noire, s’ils parlent leur langue maternelle, sont loin de la maîtriser à l’écrit. Plusieurs de ces langues sont demeurées au stade de l’oralité. Les pouvoirs de ces pays devraient au préalable mener une politique linguistique. Dans certains cas, il faudrait commencer par songer à « bâtir » une grammaire, ou à la repenser, à l’harmoniser, si elle existe. Il faudrait instaurer des académies, publier des dictionnaires, créer des journaux, bref, préparer les esprits à passer de l’oralité – à laquelle on réduit d’ordinaire l’Afrique – à l’écriture, et cesser de s’enorgueillir du rôle que joue le vieillard dans la transmission de la culture. J’ai déjà dit que même si en Afrique un vieillard qui meurt c’est une bibliothèque qui brûle, reste à savoir quel vieillard et quelle bibliothèque, les vieux cons n’ayant pas disparu de ce monde. Par ailleurs, il n’est pas interdit de traduire le livre d’un auteur africain francophone dans une langue africaine. Les Gardiens du temple de Cheikh Hamidou Kane ont été écrits en français, puis traduits plus tard en ouolof. Il ne s’agit pas seulement d’écrire dans une langue africaine, encore faut-il préparer l’Africain à lire cette langue comme on prépare le Français, le Chinois ou le Russe à lire les leurs.
La réalité est plus grave encore : l’écrivain africain francophone est demeuré un indigène sans le savoir. « L’indigénat est une névrose introduite et maintenue par le colon chez les colonisés avec leur « consentement », soulignait déjà Jean-Paul Sartre dans son introduction aux Damnés de la terre de Frantz Fanon. Et peut-être faudrait-il commencer par lutter contre ce consentement de l’indigène. Comment demeurer insensible à ces propos de Derek Walcott qui pourraient bien résumer l’ampleur du désespoir actuel de l’écrivain africain d’expression française : « Nos corps pensent en une langue et bougent dans une autre… Il devrait être clair que renoncer à la pensée parce qu’elle est blanche relève de la manie la plus absurde. Dans nos corps, que nous nous plaisons à torturer, nous confondons deux grâces : la dignité que donne la confiance en soi, et la courtoisie née de l’échange.»
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