Sénégal : cachez ces sondages que je ne saurais voir
Tout le monde les lit, tout le monde en parle, et pourtant les sondages sont interdits à l’approche de la présidentielle sénégalaise. Enquête sur un anachronisme.
C’en est presque comique. Nous sommes le 22 novembre au matin. Devant les kiosques, les Dakarois observent avec circonspection les unes du jour. Deux quotidiens attirent les regards. Le premier, Le Pays au quotidien, annonce la victoire écrasante d’Abdoulaye Wade dès le premier tour de la prochaine élection présidentielle sénégalaise. Ce journal a été lancé il y a quelques mois par des proches de Karim Wade, le fils du président-candidat. Le second, L’Observateur, placé juste à côté par les kiosquiers, titre quant à lui sur la victoire au second tour de Macky Sall, en se basant sur un autre sondage dont on sait à peine plus. L’Observateur est le titre phare de Futurs Médias, le groupe de presse du chanteur Youssou Ndour, très critique envers le pouvoir…
Wade donné à 53 % d’un côté, à seulement 24 % de l’autre : dans la rue, les lecteurs s’en amusent, mais dans leurs bureaux, les professionnels des enquêtes d’opinion sont médusés. « C’est à croire que ces sondages sortent tout droit des états-majors des candidats, s’étrangle Aly Diop. Une telle différence de résultats, c’est absolument impossible. » Pour le directeur de l’Institut de recherches et d’investigations par sondage (Iris), un des cinq cabinets les plus cotés à Dakar, il y a supercherie.
Flou total
Mais qui croire ? Comme souvent au Sénégal, les sondages n’ont aucune traçabilité. « On ne sait pas quel institut les a réalisés. On ne connaît pas la méthodologie, se désole un sondeur de la capitale qui a tenu à rester anonyme. C’est le flou le plus total ! »
Ce n’est pas étonnant, à vrai dire. Depuis plusieurs années, les sondages baignent dans la plus grande opacité au Sénégal. Pour les obtenir, les journalistes doivent faire preuve de tact et promettre à leurs « fournisseurs » – la plupart du temps, des responsables politiques – de ne pas dévoiler leur nom. Il faut dire que celui qui publie des sondages à l’approche d’une élection risque gros : de un à trois ans de prison et une amende pouvant atteindre 1,5 million de F CFA (environ 2 300 euros).
La loi sur les sondages, adoptée en avril 1986, prohibe « la publication ou la diffusion de tout sondage […] à compter de la date de publication au Journal officiel du décret portant convocation du corps électoral jusqu’à la publication définitive des résultats du scrutin ». Autrement dit : en période électorale, on peut réaliser des sondages, pas les publier.
Source
Les patrons de L’Observateur et du Pays au quotidien l’ont appris à leurs dépens. Fin novembre, ils ont été convoqués à la Division des investigations criminelles (DIC). L’audition de Serigne Saliou Samb, le directeur du Pays, a duré six heures. « C’était interminable. Les limiers m’ont simplement demandé d’où provenait le sondage. Je n’ai pas révélé ma source. Il s’agit d’intimidation. » Pour Samb, il convient de mettre fin à « un anachronisme » et de laisser les journaux publier les enquêtes d’opinion, comme dans la plupart des autres démocraties.
Les professionnels sont du même avis. Pour eux, le plus urgent n’est pas de changer la loi… mais de l’appliquer. Le texte voté en 1986 prévoit en effet la création d’une commission nationale des sondages censée réglementer le secteur. Or cette commission, qui a publié son premier communiqué le 5 décembre, ressemble à un vaisseau fantôme. Ses membres ont été nommés en mai, mais personne ne les a jamais vus. « La commission ne dispose même pas d’adresse », se lamente un sondeur dakarois. Qui poursuit : « Lorsqu’elle fut adoptée, la loi sur les sondages visait, je cite, à “protéger l’opinion publique sénégalaise contre toute manipulation à des fins politiques”. Aujourd’hui, elle les favorise… »
Deux patrons de presse ont été convoqués par la police après avoir publié des enquêtes d’opinions
Car sans l’agrément de cette commission invisible, les instituts sont condamnés à enquêter dans une semi-clandestinité. « C’est la porte ouverte à toutes les impostures, regrette Moubarack Lô. Aujourd’hui, n’importe qui peut s’improviser sondeur. Cela aboutit, au mieux, à des sondages peu fiables, réalisés à la va-vite ; au pire, à des sondages de complaisance, élaborés pour satisfaire le client. »
Mettre les moyens…ou pas
Pour Moubarack Lô, du cabinet Émergences, les Sénégalais ont acquis un niveau suffisamment acceptable de « maturité démocratique » pour être sondés. Et les instituts disposent d’assez de données socioéconomiques pour enquêter dans les règles de l’art – un avis que ne partagent pas tous les sondeurs. Le problème, c’est que cela coûte cher. Aly Diop, le directeur de l’Institut de recherches et d’investigations par sondage (Iris), affirme avoir reçu de nombreuses demandes de la part de candidats ces derniers temps. Mais elles sont restées lettre morte. « Quand ils ont vu le prix, ils sont partis. » Selon lui, une enquête digne de ce nom coûte autour de 75 millions de F CFA (plus de 114 000 euros).
Lô est un proche de Macky Sall. À la tête de l’institut d’enquêtes d’opinion Émergences, il est à l’origine de la publication du sondage révélé par L’Observateur le 22 novembre. Il a donc lui aussi été convoqué à la DIC, où il a été interrogé durant près de huit heures. « J’ai diffusé ce sondage après avoir entendu, le 20 novembre à la radio, Me Amadou Sall [le porte-parole du président-candidat, NDLR] dire que Wade serait élu avec 53 % dès le premier tour, explique-t-il. Étant moi-même en possession d’un sondage effectué de manière rigoureuse par un institut étranger à la même période et qui aboutit à des conclusions inverses, je me suis senti obligé de le faire circuler. » Selon lui, cet exemple montre que les enquêtes servent aujourd’hui à tromper l’opinion. Pis : à tromper certains candidats. « On leur fait croire, par le biais de sondages sortis de nulle part, qu’ils ont leurs chances. Résultat : on a déjà une trentaine de candidats, et les partisans de Wade sont persuadés qu’il gagnera dès le premier tour. C’est dangereux pour la démocratie. »
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