Journalisme : le roman vrai de Kapuscinski
Cinq ans après la mort du fameux reporter polonais Ryszard Kapuscinski, une dense biographie revient sur le mythe. Précédée d’une rumeur de scandale, elle n’est finalement guère iconoclaste.
C’est l’Afrique qui l’a fait connaître, mais c’est en Inde qu’il a commencé. Nous sommes en 1956. Ryszard Kapuscinski a 24 ans et une petite expérience de journaliste militant. Pour le Sztandar Mlodych, le journal des jeunes communistes polonais qui l’emploie, il décrit avec talent la vie des ouvriers, suit les réunions du parti et couvre d’obscurs festivals à Prague ou Berlin. À Varsovie, où il s’est installé, « Rysiek » trépigne. Il demande à partir pour la Chine. Est expédié en Inde. C’est la panique. Il ne connaît rien de ce pays et ne parle pas anglais. Au bout d’une journée à New Delhi, « il n’a plus qu’une envie, c’est de repartir. Il est très éprouvé par la chaleur et l’humidité tropicales, la solitude lui pèse, il est choqué par le spectacle massif de ces foules misérables ».
La scène, c’est un autre journaliste polonais, Artur Domoslawski, qui la raconte dans Kapuscinski, le vrai et le plus que vrai, biographie parue aux éditions Les Arènes. Les premières observations du petit reporter de province né à Pinsk (cité polonaise aujourd’hui biélorusse) sont d’une naïveté désarmante. Kapuscinski n’est pas encore le grand « Kapu » dont les journaux du monde entier salueront plus tard le talent, mais il apprend vite. Surtout, il se sait le témoin privilégié d’une histoire en marche – celle du « tiers-monde ».
Les mois passent. Kapuscinski rejoint la rédaction de Polityka, l’hebdomadaire du parti communiste, et s’envole pour le Ghana, qui vient de proclamer son indépendance. Témoin des débuts de Kwame Nkrumah, Kapuscinski se prend de passion pour l’Afrique. En 1962, l’Agence de presse polonaise (PAP) lui propose d’ouvrir son premier bureau sur le continent, à Dar es-Salaam, au Tanganyika (Tanzanie). Il accepte. Une vocation est née – un style aussi : celui du journalisme littéraire. Car « Kapu » a beau être agencier, la dépêche qu’il lui faut écrire, sèche, plate et concise, lui convient peu. En mission, il emporte toujours deux carnets : sur le premier, il couche ses observations factuelles. Sur le second, ses commentaires et notes plus personnelles qui serviront à la fabrication de ses livres.
Rocambolesque
Six cents pages durant, Domoslawski colle aux basques de son personnage. Il remonte son parcours, personnel et professionnel, et raconte avec lui pays et continents. Journaliste sans le sou, Kapuscinski fréquente les hôtels de troisième catégorie, voyage en taxi-brousse et grignote le maigre salaire de son épouse, infirmière en Pologne. Il apprend le swahili, contracte la malaria, néglige sa fille restée à Varsovie et séduit les femmes à grands coups de récits rocambolesques. « Chers amis, écrit-il en 1961 à ses collègues de Polityka. Je vous écris en vitesse, juste avant de quitter Khartoum. Dans la nuit de demain (27 janvier), je franchirai la frontière du Congo. De la frontière jusqu’à Stanleyville, la route traverse les jungles les plus épaisses d’Afrique. […] Allez savoir ce qui va arriver. Pour l’instant, je n’ai pas peur. La peur peut venir plus tard, je pense. » Il est Indiana Jones, il est James Bond. Toujours, le danger le guette ; toujours, il en réchappe.
Mais écrire sur Kapu, fouiller dans les recoins de sa vie, c’est aussi « essayer de percer ses petits secrets, ses petites ruses et ses petits trucages », prévient le préfacier de l’ouvrage, Jan Krauze. Kapuscinski a commencé par réinventer son père, enseignant à Pinsk dont il laisse entendre qu’il fut arrêté par les Soviétiques et n’échappa que de justesse au massacre de Katyn, en 1940 – une version démentie par la propre sœur du journaliste. Aux femmes qu’il veut séduire, il raconte l’enfance difficile qu’il n’a pas eue, là-bas, dans les grands froids de Polésie. Plus tard, sous sa plume, une route large et lisse en Angola devient un dangereux sentier plein d’ornières et de nids-de-poule.
Kapu se laisse emporter par son imagination. Ainsi cette scène glaçante sise dans l’Ouganda d’Idi Amin Dada et racontée dans Ébène : « Une bande de gosses a déboulé d’une rue venant du lac en criant : “Samaki ! Samaki !” (en swahili : “Du poisson !”). Aussitôt les gens se sont rassemblés, fous de joie d’avoir quelque chose à se mettre sous la dent. Les pêcheurs ont jeté leur proie sur une table et lorsque les gens l’ont vue, ils se sont tus et se sont figés. Le poisson était énorme et gras. Le lac n’avait jamais hébergé d’espèces aussi gigantesques. Or tout le monde savait que les sbires d’Amin jetaient dans les eaux du lac les corps de leurs victimes et que les crocodiles et les poissons carnivores s’en nourrissaient. Autour de la table régnait un silence de mort. » Mais ce que Kapuscinski n’ignorait pas, c’est que dans les années 1950 les colons britanniques avaient introduit la perche du Nil dans le lac Victoria – un prédateur qui prit des dimensions extraordinaires et extermina les espèces plus petites.
Arrangements
Après avoir autorisé Domoslawski à consulter ses archives, la veuve du journaliste mort en 2007 tenta vainement de s’opposer à la publication de sa biographie. Elle ne voulait pas de ce texte qui évoquait les petits arrangements de Kapuscinski avec la vérité et ses liens (réels mais finalement limités) avec les services de renseignements de la Pologne communiste. Contacté, un premier éditeur déclina, tant il lui parut risqué de s’en prendre au « monument Kapuscinski ». Lors de la sortie de l’ouvrage en Pologne, en 2010, Domoslawski tenta de se justifier dans les colonnes du Monde : « Il ne faut pas l’accuser de mensonges ou de distorsions. Il s’agit de textes dont la matière est réunie de façon journalistique, car Kapuscinski était fantastiquement informé, mais dont la fabrication repose plus sur un souci d’expérimentation que de précision factuelle. » La vérité s’en trouva-t-elle déformée ? Certainement. Sa crédibilité en souffrit-elle ? Probablement pas. « Les récits de Kapuscinski (ou plutôt ses réactions), s’enthousiasme Salman Rushdie dans The Guardian, accomplissent ce que seul l’art peut accomplir : donner des ailes à notre imagination. Kapuscinski vaut à lui seul un millier de gribouilleurs geignards en peine d’imagination. »
Après l’Afrique, il y aura encore l’Amérique du Sud, l’Asie et le Moyen-Orient. De retour en Pologne, il dira avoir été témoin de vingt-sept révolutions et coups d’État, été emprisonné quarante fois et avoir survécu à quatre condamnations à mort. C’est sans doute vrai… et plus que vrai.
Kapuscinski, le vrai et le plus que vrai, d’Arthur Domoslawiski, Les Arènes, 541 pages, 27 euros
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