Ismaïl Omar Guelleh : « En 2016, je m’en irai. Cette fois, je peux vous le jurer »
Révolutions arabes, Somalie, Érythrée, piraterie, mais aussi la situation intérieure d’un pays qui « était né pour mourir »…Le chef de l’État Ismaïl Omar Guelleh, à l’orée de son ultime mandat, livre ses vérités.
Le clip dure une vingtaine de secondes, mais il a plus fait pour la notoriété de ce micro-État que toutes les campagnes de publicité. Un jeune Américain au look de rappeur du Bronx s’agite sous l’œil impassible d’un vétéran assis sur un rocking-chair. Entre deux gorgées de Coca-Cola, ce dernier lâche, d’une voix grave : « Do you know Djibouti? » Le gamin se fige, médusé.
C’était en 2003, l’année où l’armée américaine prenait ses quartiers au camp Lemonier, non loin des installations militaires françaises. Huit ans plus tard, rien n’a changé ou presque : Djibouti est plus que jamais un havre pour les bases étrangères, et ce pays-comptoir de 900 000 habitants, dont l’économie pèse un peu moins de 1 milliard de dollars et qui se rêve en hub régional tant sa position géostratégique est imprenable, se bat encore pour se faire connaître.
« Do you know Ismaïl Omar Guelleh? » Bien rares hors Afrique sont ceux qui pourraient identifier le président djiboutien, 64 ans, au pouvoir depuis douze ans. L’homme est discret, modeste, peu disert, sauf lorsqu’il s’agit d’évoquer des sujets aussi essentiels pour son peuple et son pays qu’hélas peu médiatiques : eau, électricité, géothermie, emploi des jeunes, investissements… Pour lui, si Djibouti veut se débarrasser de son étiquette d’État improbable sous perfusion, c’est sur ses propres forces qu’il doit compter avant tout. En faudrait-il une preuve supplémentaire que les résultats de son appel à l’aide lancé en juillet dernier pour combattre les effets d’une sécheresse dévastatrice sont là pour le démontrer : « Nous demandions 30 millions de dollars, dit-il. Quatre mois plus tard, seule la Chine a versé sa contribution, soit 6 millions ; les Djiboutiens eux-mêmes se sont cotisés pour 600 000 dollars. Le reste ? Des promesses pour l’instant sans lendemain. »
Après trente-quatre années d’indépendance, la République de Djibouti est donc toujours une nation fragile. C’est de cela qu’IOG préfère parler plutôt que d’opposition et de démocratie, sujets sur lesquels il est l’objet de critiques de la part des organisations de défense des droits de l’homme. D’où l’intérêt particulier de cet entretien dont l’essentiel est consacré à la politique intérieure et régionale, et où, pour la première fois, cet homme qui a « juré » de quitter le pouvoir en 2016 évoque le problème de sa succession.
Jeune Afrique : Le grand vent du Printemps arabe a-t-il soufflé jusqu’à Djibouti ?
Ismaïl Omar Guelleh : Le Saint Coran parle des « voyages de l’été et de l’hiver ». La notion de printemps n’existe pas chez les Arabes.
Parlons de révolution, si cela vous convient mieux. Vous avez connu, en février dernier, votre lot de manifestations, lesquelles demandaient votre départ. Avez-vous senti passer le vent du boulet ?
Non. Il s’agissait de l’expression d’un malaise purement social, que certains ténors de l’opposition ont voulu transformer en révolution, sans y parvenir. Ils ont rassemblé cinq à six cents jeunes et, très vite, tout cela a dégénéré en pillage. Un policier a été tué, un autre grièvement blessé. Des camions éthiopiens chargés de céréales ont été incendiés, des vitrines brisées. C’était un peu, en beaucoup plus réduit, l’équivalent de ce qui s’est passé à Londres début août. À cette différence près que là-bas, si l’on en croit les médias, la police britannique n’aurait fait que rétablir l’ordre face aux émeutes urbaines, alors qu’ici nous aurions réprimé sauvagement des manifestations pacifiques. C’est assez ridicule. Djibouti ne tolère pas le désordre, mais Djibouti est un pays ouvert au dialogue et à la palabre. Les partis d’opposition racontent et impriment ce qu’ils veulent, y compris les rumeurs les plus diffamatoires. Faites un tour place Ménélik et tendez l’oreille : chacun peut y dire tout et n’importe quoi.
Pourtant, il n’y a chez vous ni télévision ni radio indépendantes, et la presse qui vous est hostile se résume à quelques feuillets agrafés…
Ce n’est pas un problème de censure mais un problème d’argent. Il n’y a à Djibouti ni investisseurs ni annonceurs dans ce domaine, et le lectorat potentiel est très réduit. Ici, on préfère parler jusqu’à plus soif. Nous-mêmes avons déjà le plus grand mal à faire sortir notre journal, La Nation, de façon régulière.
La Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) a publié début novembre un long communiqué dénonçant la « répression tous azimuts » et l’existence de prisonniers politiques dans les geôles djiboutiennes. Votre réaction ?
Je suis scandalisé, mais je ne suis guère surpris. La FIDH se nourrit du suc d’une ONG locale [la Ligue djiboutienne des droits humains, de Jean-Paul Noël Abdi, NDLR] qui n’a à nos yeux aucune crédibilité. D’où ce tissu d’âneries. Il n’y a pas de prisonniers politiques à Djibouti, ou alors tous les voyous condamnés à Londres après les émeutes étaient eux aussi des politiques ! Quant aux quatre individus arrêtés en mai alors qu’ils tentaient de se rendre clandestinement en Érythrée, pays avec lequel nous sommes en conflit, pour y quérir un soutien sur ordre de leur chef, Aden Robleh Awaleh, ce ne sont pas des détenus politiques. C’est une affaire qui concerne la sûreté de l’État.
Et la soixantaine de personnes interpellées le 16 septembre à Ali Sabieh pour avoir crié « mort à la dictature » au passage de votre cortège ?
Mensonges ! Il ne s’est rien passé ce jour-là à Ali Sabieh. Ni manifestation, ni slogan, ni arrestations. Rien, c’est du n’importe quoi.
Des élections régionales auront lieu début 2012 et des législatives un an plus tard. L’opposition y participera-t-elle ?
Je l’espère. Je la convie à participer aux travaux de la commission électorale. Mais je suis sans grandes illusions.
Pourquoi ?
Parce qu’à Djibouti la conception de la démocratie qu’ont ces messieurs est la suivante : soit on est chef, soit on cherche à renverser le chef. Ils n’ont ni la volonté ni la patience de s’occuper du reste, qui est pourtant l’essentiel : construire de vrais partis, convaincre l’opinion avec de vrais programmes, etc. En fait, j’ai presque envie de publier une annonce : recherche opposants responsables désespérément. S’ils existent – et je crois qu’ils existent –, je ne demande pas mieux que de les écouter. Les autres, ceux qui sabotent le jeu démocratique et qui boycottent par principe les élections, ce sont toujours les mêmes.
La plupart ont, à un moment ou à un autre, collaboré avec vous. Aden Robleh Awaleh fut ainsi votre conseiller et l’un de vos députés…
Impossible de discuter avec celui-là ! Il n’a que l’injure et la violence à la bouche. D’ailleurs, il ne s’entend avec personne.
Ismaël Guedi Ared fut votre collègue au sein du cabinet de votre prédécesseur, Hassan Gouled Aptidon…
Lui, c’est le plus raisonnable, le plus modéré d’entre eux.
Abdourahmane Boreh a été votre consultant financier et vous l’avez placé à la tête du port de Djibouti…
Et je le regrette ! Son problème, c’est le business. Son opposition n’a rien de politique, elle est alimentaire. Je l’ai privé de sa vache à lait.
Seul l’ancien journaliste Daher Ahmed Farah échappe à cette grille de lecture très personnelle.
Il est très actif. Mais il vit en Europe, et cela fait des années qu’il n’a pas remis les pieds à Djibouti. Cela se voit, et certains de ses amis de l’opposition ne se privent pas pour le lui dire. Car tout ce beau monde se tire dans les pattes, bien entendu.
Pourquoi suscitez-vous de telles inimitiés ?
Ibn Khaldoun disait qu’il y a deux façons de gouverner les Arabes : par l’épée ou par le Prophète. Je ne suis ni prophète, ni dictateur, mais président élu. C’est une catégorie qui, manifestement, échappe encore à l’entendement de certains de mes compatriotes.
Vous avez été réélu en avril dernier avec un peu plus de 80 % des voix…
Score politiquement incorrect, j’en conviens. Mais, hélas pour mes détracteurs, parfaitement conforme à la vérité des urnes.
Réélu pour cinq ans, donc jusqu’en 2016, pour un ultime mandat, avez-vous juré. Peut-on vous croire ?
Absolument. Je ne changerai pas d’avis cette fois. Ce dernier mandat, je ne le voulais pas. C’est un mandat forcé, le peuple ayant estimé que la relève n’était pas prête.
Vous allez donc profiter de ce quinquennat pour préparer une succession.
Oui, je vais essayer, en toute discrétion, avec l’aide de personnalités choisies pour leur sagesse, leur patriotisme et leur désintéressement, d’identifier celui qui pourra le mieux remplir cette lourde tâche. Je crois avoir appris aux Djiboutiens comment vivre ensemble et comment défendre un pays qui était en quelque sorte né pour mourir. Il faudra continuer sur cette voie. Mais je serai prudent, car, dès qu’une personne sera perçue comme mon successeur, je sais qu’elle deviendra une cible.
Avez-vous déjà une idée en tête ?
Oui, à peu près. Mais je ne vous la dirai évidemment pas. Le profil apparaîtra peu à peu.
Sera-ce un membre de votre famille ?
En aucun cas. Je peux vous le jurer.
À ce propos, un grand quotidien régional français s’est fait l’écho, fin octobre, d’informations selon lesquelles votre épouse et vos enfants auraient quitté Djibouti pour trouver refuge en Arabie saoudite ou en Éthiopie. Qu’en est-il ?
Comment osez-vous me poser une telle question ? Mes enfants sont ici, et mon épouse, vous venez de la croiser. Je trouve pathétique, et pour ne pas dire raciste, la légèreté avec laquelle on s’autorise à imprimer n’importe quel ragot quand il s’agit de l’Afrique.
Le terminal à conteneurs du port de Djibouti, géré par Dubai Ports World. (Crédit : Vincent Fournier/J.A.)
Après votre départ du pouvoir, ne risquez-vous pas de gêner votre successeur en intervenant dès qu’il prendra une décision que vous n’approuverez pas ?
C’est une tendance contre laquelle, heureusement, je suis vacciné. J’ai connu cela en effet avec mon prédécesseur, le président Gouled Aptidon. J’ai dû l’accompagner, sans le heurter, avec respect, afin qu’il comprenne que lui, c’était lui, et moi, c’était moi. Dès la passation des pouvoirs effectuée, je m’éloignerai, surtout les deux premières années.
Resterez-vous un recours ?
Non. Surtout pas.
Un bataillon djiboutien s’apprête à rejoindre les forces de l’Union africaine en Somalie, l’Amisom. (Voir photo ci-dessous : visite au camp Ali-Ouné du bataillon de l’armée envoyé en Somalie, dans le cadre de l’Amisom, le 10 novembre. Crédit : Vincent Fournier/J.A.) Pourquoi intervenez-vous chez votre voisin ?
Parce que le gouvernement fédéral de transition somalien nous le demande avec insistance. Et parce que je ne veux pas que l’on dise un jour que Djibouti est resté les bras croisés alors que des soldats ougandais, burundais, kényans ont sacrifié leur vie pour que la paix revienne chez nos frères somaliens.
Dès qu’une personne sera perçue comme mon successeur, elle deviendra une cible.
Ne craignez-vous pas que les insurgés islamistes Shebab ripostent en exportant le terrorisme chez vous ? Cinquante mille réfugiés somaliens vivent à Djibouti, et le Yémen est devenu une passoire…
C’est un risque que je n’exclus pas. Nous sommes très vigilants. D’un autre côté, je ne surestime pas la capacité de nuisance des Shebab. Depuis leur fief de Baidoa jusqu’ici, il y a 2 000 km.
Ils ont déjà frappé au Kenya.
C’est très différent. Il y a six cent mille Somaliens au Kenya, et les Shebab y sont très implantés. Ils contrôlent le secteur des transferts d’argent, ils ont leurs madrasas, leurs réseaux commerciaux, leurs fabriques de faux papiers, leurs médecins. Le Kenya, c’est leur base arrière. C’est pour cette raison que le gouvernement de Nairobi se devait de réagir.
Les autorités kényanes ont-elles informé les pays de la région du déclenchement de leur opération militaire dans le sud de la Somalie, il y a un mois et demi ?
Non. Mais elles ont consulté le gouvernement fédéral de transition de Mogadiscio. Je répète que je les comprends : les Shebab multipliaient les incursions armées depuis plus de trois ans et ils évoluaient au Kenya comme des poissons dans l’eau. Cela ne pouvait plus durer.
Cette intervention ne risque-t-elle pas de s’enliser ?
Il faut l’éviter. Lorsque j’ai reçu ici il y a quelques jours le chef de l’état-major et le ministre des Affaires étrangères kényans, je leur ai conseillé de limiter leur incursion à une zone tampon de cent kilomètres et de ne pas chercher à occuper le port de Kismayo. Le Kenya entraîne et équipe depuis plus de deux ans une force d’environ trois mille Somaliens censés former l’ossature sécuritaire de la nouvelle administration. C’est à cette force de pénétrer plus profondément en zone Shebab. Mes interlocuteurs en ont d’ailleurs convenu. Pour le reste, l’intégration du contingent kényan au sein de l’Amisom est une bonne perspective.
Ce gouvernement de transition somalien que vous soutenez a la réputation d’être inefficace et corrompu. Cela ne vous gêne pas ?
Corrompu avec quoi ? Ils n’ont rien. Tenter d’établir son autorité sur un pays en guerre, sans revenus, être constamment sollicité, harcelé par une population qui souffre, ce n’est pas une sinécure. Vous devriez plutôt les plaindre…
Djibouti est-il affecté par le phénomène de piraterie ?
Évidemment, même si les pirates n’ont pas encore frappé au large de nos côtes. Beaucoup de bateaux refusent de venir jusqu’ici et préfèrent décharger leurs cargaisons à Djeddah ou à Hodeïda. Les primes d’assurance ne cessent de grimper. Je le redis : la solution à ce problème n’est pas sur mer, elle est à terre. Il faut absolument aider les autorités du Somaliland et du Puntland à mettre en place des unités qui empêchent les pirates d’embarquer. Si la communauté internationale ne le fait pas, pourquoi voudriez-vous que cette activité, qui a déjà généré plus de 100 millions de dollars [environ 74 millions d’euros] rien que pour les rançons, s’arrête ?
Où en est votre conflit frontalier avec l’Érythrée ?
Au point mort. Le Qatar poursuit sa médiation, et la situation à Ras Doumeïra est gelée, nos troupes respectives étant séparées par une petite force tampon qatarie. Et puis, il y a le problème des prisonniers de guerre. Nous avons accordé au Comité international de la Croix-Rouge l’autorisation de visiter les soldats érythréens détenus ici. Mais le gouvernement d’Asmara refuse de reconnaître les nôtres. Or nous savons qu’une vingtaine de Djiboutiens sont enfermés, au secret, au nord d’Asmara, dans des conditions épouvantables.
Pourquoi réclamez-vous un renforcement des sanctions internationales contre le régime érythréen ?
Parce qu’avec un personnage comme Issayas Afewerki les sanctions purement diplomatiques n’ont aucun effet. Il faut le frapper au portefeuille. Ces gens taxent leur diaspora à 2 % de ses revenus : il faut geler ces transferts. Ils disent avoir découvert d’importants gisements d’or chez eux : interdisons à tout investisseur étranger de venir les exploiter. Djibouti est une victime collatérale de la politique agressive que mène l’Érythrée contre l’Éthiopie, ce n’est pas tolérable.
Le Kenya accuse les autorités d’Asmara d’armer clandestinement les Shebab somaliens. C’est aussi votre avis ?
Je le confirme. Nairobi m’a fait parvenir les preuves d’au moins trois vols très récents d’avions-cargos Antonov bourrés d’armes et de munitions sur l’aéroport de Baidoa.
Ce n’est pas nous qui allons pleurer sur le sort de Kadhafi. Il a tout fait pour punir Djibouti.
Le président Afewerki vient de perdre un allié de poids en la personne de Mouammar Kadhafi…
Oui. Et ce n’est pas nous, à Djibouti, qui allons pleurer sur le sort de Kadhafi. Il a tout fait pour nous punir d’abriter des bases militaires occidentales sur notre sol. Cela dit, l’image de son cadavre supplicié m’a choqué. Je pensais qu’il allait mourir les armes à la main, comme il l’avait annoncé. Mais on l’a sorti d’un tunnel, et il s’est humilié en suppliant les rebelles misratis de l’épargner parce qu’il aurait pu être leur père. Il n’est pas mort en héros.
Votre ami, le président yéménite Ali Abdallah Saleh, risque-t-il de connaître la même fin ?*
J’ai eu le président Saleh au téléphone le 7 novembre, jour de l’Aïd. Il m’a dit : « Tout ce que tu vois à la télévision sur le Yémen, tout ce que tu lis dans les journaux, prends-en 30 % ou 40 %. Le reste, c’est de la propagande. » Je lui ai répondu que 40 %, c’était déjà beaucoup. En fait, le problème yéménite est plus complexe que ce qu’en disent les médias, qui y voient une révolution arabe comme les autres. C’est fondamentalement une rivalité entre gens du même clan avec en arrière-plan le projet contesté d’une succession dynastique entre le président et son fils. Si vous ajoutez à cela les tribus, Al-Qaïda et les tensions latentes entre le Nord et le Sud, nous sommes loin de l’image réductrice d’un quelconque printemps démocratique. Voilà pourquoi cette situation a perduré et pourquoi le président Saleh a donné l’impression de faire un pas en avant, puis un pas en arrière. L’autre jour, il a dit à une délégation de l’opposition : « D’accord, je m’en vais. Mais sachez que, demain, le Yémen va se couper en deux. Alors, que proposez-vous ? » Les opposants n’ont pas trouvé de réponse.
Cela vous inquiète ?
Bien sûr. Nous avons connu une première vague de réfugiés yéménites en 1968, puis une seconde en 1994. Ce sont des gens plutôt aisés qui ne demandent pas d’assistance. Le risque, ce sont les règlements de comptes, l’exportation de la violence.
Maintenant que le Sud-Soudan a obtenu son indépendance, n’est-ce pas au tour de votre voisin le Somaliland ?
Ce n’est pas tout à fait comparable. Le Sud-Soudan est parvenu à ce résultat après un long et difficile dialogue avec le Nord. Les Somalilandais ont procédé inversement, et je crains qu’ils n’aient mis la charrue avant les bœufs. Ils ont hissé leur drapeau, proclamé unilatéralement leur indépendance et fait savoir qu’ils ne discutaient plus. Je les respecte, j’accepte leurs passeports ainsi que leur représentation à Djibouti. Mais je ne peux aller plus loin. Ils ont été trop pressés. Je le leur ai dit.
Parmi les invités à votre investiture, en mai dernier, figurait le président soudanais Omar el-Béchir. Il s’est rendu à Djibouti et vous ne l’avez évidemment pas arrêté, alors que votre qualité d’État signataire du statut de Rome, fondateur de la Cour pénale internationale (CPI), vous en faisait obligation. Pourquoi cette contradiction ?
Je l’ai reçu en mon âme et conscience car je considère qu’il ne mérite pas qu’on le traîne devant la CPI. Je suis désolé, mais El-Béchir n’est pas ce qu’on en dit. Il est le seul dirigeant soudanais à avoir eu le courage de négocier avec le Sud, allant jusqu’à accepter l’amputation de son pays au nom de la paix. Souvenez-vous de la façon dont ses opposants d’aujourd’hui, à commencer par Sadek el-Mahdi, traitaient en esclaves les Sud-Soudanais ! Alors, bien sûr, on lui a lancé dans les pattes cette affaire du Darfour en inventant l’épouvantail d’un pseudogénocide, une fable concoctée par les lobbies évangélistes et pro-Israéliens. Oui, Djibouti est signataire des statuts de la CPI. Mais cela ne m’empêche pas de dire que la pratique de ce tribunal, qui ne s’intéresse qu’aux Africains, est politique et pour tout dire injuste.
Français et Américains ont chacun une base à Djibouti et ils vous paient pour cela un loyer annuel ; 30 millions d’euros pour les premiers, 30 millions de dollars pour les seconds. Est-ce suffisant ?
Au total, cela représente un peu moins de 12 % de nos recettes budgétaires. Mais je ne demande pas d’augmentation. Paris et Washington ont leurs problèmes financiers, nous sommes compréhensifs.
Pourtant, vous êtes en pleine renégociation avec la France…
Exact. Mais plutôt que de l’argent, nous voulons que Paris nous aide à renforcer les capacités de l’armée djiboutienne, l’objectif étant que nous soyons en mesure de nous défendre seuls. Lorsque l’Érythrée nous a agressés, la question de l’interprétation de nos accords de défense s’est posée, et je peux admettre que les soldats français ne souhaitent pas mourir pour Ras Doumeïra. La présence française ici doit être avant tout dissuasive.
Pour le reste, tout va bien avec Paris ? Plus de dossiers judiciaires sous la table ?
Non, rien. Tout va bien.
La possibilité d’une élection de François Hollande en mai 2012 vous inquiète-t-elle ?
C’est une affaire française.
Pourtant, vos sympathies ne vont pas particulièrement du côté des socialistes…
Mes sympathies supposées ne m’empêchent pas d’être pragmatique.
Avec François Soudan, lors de l’entretien. (Crédit : Vincent Fournier/J.A.)
Il vous reste quatre années et demie de mandat. Qu’aurez-vous réalisé en avril 2016 sur les plans économique et social ?
Djibouti aura atteint le seuil d’autosuffisance énergétique, avec la mise en service de quatre centrales géothermiques – dont le financement est bouclé – et l’achèvement d’un parc éolien. Djibouti aura presque résolu son problème d’approvisionnement en eau avec la construction de deux usines de dessalement, l’une par les Français sur financement Opep-fonds koweïtien, l’autre par les Chinois. Djibouti aura considérablement augmenté sa capacité portuaire, avec l’extension du terminal à conteneurs de la capitale, la construction de ceux de Doraleh et de Tadjourah. Djibouti sera plus que jamais le débouché d’une économie éthiopienne en pleine expansion, avec la modernisation du chemin de fer Addis-Djibouti et l’achèvement de la ligne Mekele-Tadjourah. Djibouti, enfin, sera l’un des bénéficiaires de la route en construction entre la frontière sud-soudanaise et le réseau éthiopien auquel nous sommes connectés, ce qui nous permettra de répondre à la demande d’import-export de ce nouveau pays qu’est le Soudan du Sud.
Et l’emploi des jeunes ?
C’est l’autre chantier de mon dernier mandat. La fonction publique n’étant pas extensible, je veux au maximum favoriser un secteur privé dynamique. J’ai créé un ministère chargé des PME et PMI, un fonds de développement et de garantie ainsi que des lignes de crédit pour les investisseurs, j’ai passé des accords de formation avec des universités indiennes spécialisées dans les métiers de la mer. J’explique inlassablement aux jeunes diplômés qu’ils ne peuvent éternellement espérer devenir fonctionnaires. Et je leur dis que s’ils partagent mon rêve d’un Djibouti qui se tienne debout, sans aide ni béquilles, ils doivent m’aider à le réaliser.
* Cet entretien a été réalisé quelques jours avant l’accord de transfert du pouvoir conclu le 23 novembre à Riyad.
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Propos recueillis à Djibouti par François Soudan.
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